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voilà tous les plans de notre aventurière renversés. Elle ne se résout pas si facilement à en avoir le démenti. Elle est tenace, comme elle le dit elle-même à Frondeville en lui expliquant ses projets avec une candeur qui désarme et avec un léger accent anglais que Mme Pasca, qui a très bien interprété ce rôle répulsif, sait rendre piquant sans exagération. Le vieux Noriolis a une petite-fille. Fanny Lear ne la mariera qu’à un homme prêt à consentir, moyennant un million, à présenter dans le monde et à couvrir de son pavillon une semblable belle-mère. C’est pour sauver cette enfant d’une union aussi odieuse qu’une ligue se forme au château de Frondeville. Mme de Frondeville en est l’âme. Elle procure d’abord un autre fiancé à Mlle de Noriolis, et même ce n’est pas là l’invraisemblance la moins cavalière de la pièce, car ce jeune homme n’est autre que l’amoureux si convaincu, si dangereux et si pressant que Mme de Frondeville avait cru devoir fuir jusque chez son mari. Pour pénétrer jusqu’au vieux marquis, gardé à vue au fond d’un château voisin, Frondeville et un de ses amis gagnent les domestiques. Le spectacle que rencontrent les tenans de Mlle de Noriolis dans l’appartement reculé où ce procédé peu chevaleresque les introduit, MM. Meilhac et Halévy auraient humainement agi en nous l’épargnant. Ils se trouvent en présence d’un être repoussant, oscillant sans cesse entre la fureur et l’imbécillité. Le quatrième acte, que remplit cette monotone succession de crises terminée par une attaque de nerfs, laisse une impression de fatigue navrée. Il eût fort risqué de dégoûter d’en voir davantage, si un jeune acteur frais émoulu de province et dont les débuts sont d’heureux augure, M. Pujol, n’en avait enlevé avec beaucoup d’énergie les parties les plus recommandables et pallié avec tact les passages dangereux. Il va sans dire que l’intrigante est battue par les vertueux conspirateurs réunis contre elle, qu’elle est réduite à dépenser dans la solitude et dans l’opprobre ses millions mal acquis, et que Mlle de Noriolis épouse son versatile amoureux.

Ce qui perd Fanny Lear, c’est une fatalité ordinairement attachée à la destinée des coquins, la coquinerie de ses complices. Elle a choisi pour instrument de ses desseins certain docteur aussi allégé de scrupules qu’elle-même ; il suit sa pente et venge d’anciens et cuisans affronts de poursuivant éconduit en se vendant aux adversaires de la marquise. Si c’est là la moralité de la pièce, elle n’a rien de bien saisissant. Quand on essaie de résumer les impressions que laisse cette comédie enchevêtrée, hâtive, on éprouve un sentiment de regret. Des qualités fines, de l’esprit du meilleur aloi, y ont été dépensés, et cependant le résultat est fâcheux. Ce qui a manqué, c’est la maturité de conception, la concentration des forces dans un effort énergique de volonté et de travail. Il ne faudrait pas que des succès nombreux, mais plus bruyans que littéraires, eussent écarté les auteurs de Fanny Lear d’un but plus élevé :