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des pères et des conciles n’est venue qu’après, pour compléter la doctrine, et en faire la religion des sages aussi bien que des simples.

Le saint-simonisme a fini par comprendre l’impuissance radicale de toute entreprise de ce genre en Occident, au foyer même de la civilisation moderne; il est mort en jetant sur l’Orient un regard de regret et d’espérance. C’est là en effet qu’est la véritable patrie des religions. Là le surnaturel, source de toute foi religieuse, est ce que l’esprit tout imaginatif des peuples comprend et accepte le plus aisément. Là naît, grandit et se propage la légende qui porte les religions dans son sein. Là les actes les plus simples de la conscience humaine, les phénomènes les plus réguliers de la nature, se transforment et se transfigurent sous l’action d’une rêverie mystique. Là toute intuition psychologique devient une inspiration, une révélation théologique. Transportez en Orient ces scènes dont les Mémoires du père Enfantin nous ont laissé une analyse détaillée: tout change par la disposition des acteurs et des témoins, tout prend un intérêt, un charme, un prestige, une autorité, qui commandent le respect et la foi. A part l’idéale figure de Jésus, dont la personnalité n’est pas assez connue pour pouvoir être mesurée, il est probable (et l’histoire nous en dit quelque chose) que, vus de près, les ouvriers de cette grande œuvre qui s’appelle la fondation du christianisme avaient leurs faiblesses et leurs passions, leurs côtés mesquins ou ridicules. Qui le sait, qui peut s’en douter à une telle distance, et dans l’auréole de gloire et de sainteté qui les enveloppe? Un étrange et puissant génie, qui fut lui-même à beaucoup d’égards un anachronisme vivant après la révolution française, Napoléon, comprenait à merveille la différence des lieux et des sociétés lorsqu’il enviait devant l’un de ses ministres la fortune d’Alexandre, dont la légende avait pu faire un dieu.

L’Orient est encore aujourd’hui ce qu’il a été de tout temps, le pays de l’imagination et de la légende, le pays où le cours ordinaire des choses est ce que l’on comprend le moins, où la science des lois de la nature est le plus profondément ignorée, où enfin l’extraordinaire, le merveilleux, le surnaturel, est l’objet préféré de la croyance générale et le principe constant de ses explications. Il a été le berceau de toutes les religions de l’humanité, il le serait encore, si l’histoire religieuse ne devait être close par le christianisme; mais l’Orient peut-il reprendre maintenant le rôle religieux qu’il a joué dans ses beaux jours? Il faudrait bien peu connaître le monde moderne pour se faire la moindre illusion à cet égard. Si l’Orient n’a guère changé ses habitudes de vivre et de penser, il est tombé dans un tel état de civilisation inférieure, par suite de la conquête musulmane, qu’il a perdu toute espèce d’initiative.