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que je possède sur la terre. Et pourtant je ne puis, je ne dois pas être votre femme.

« Maurice, ce n’est pas cette fois parce que vous portez sur vos armes une couronne de comte que je vous refuse. Dût votre famille désapprouver ce qui resterait à ses yeux une mésalliance, je ne m’arrêterais point à cela du moment que votre excellente mère voudrait bien me recevoir comme sa fille et que votre digne frère continuerait de m’accorder son affection paternelle; mais lors même que vous seriez un simple bourgeois, lors même que vous ne seriez qu’un journalier, je ne pourrais vous épouser. Celle qui dans sa vie a passé un mois entier dans un gouffre d’infamie, lors même qu’elle en est sortie pure et innocente, emporte sur elle une tache que rien ne peut effacer.

« Sans doute M. Hoogenberg a tâché de me justifier, et je ne lui serai jamais trop reconnaissante des peines qu’il s’est données pour cela. Il a réussi auprès de ceux qui étaient chez lui, qui me connaissent et qui m’aiment; mais que peut faire cette justification devant le nombre bien autrement grand de ceux qui ne me connaissent pas? Pour eux, mon innocence restera toujours quelque chose d’incroyable, s’ils sont soupçonneux, et, s’ils sont charitables, quelque chose au moins de douteux. Les efforts mêmes tentés pour ma réhabilitation deviendront pour le grand nombre autant de preuves contre moi. On dira que l’on fait pour la riche petite-fille de M. Flinck ce qu’on n’eût jamais fait pour la pauvre Nicolette Pléiade. Vous me répondrez que de pareils commérages sont indignes qu’on s’en occupe, et que vous-même, convaincu de mon innocence, vous saurez vous élever au-dessus des jugemens du public. Non, mon ami, on ne défie pas ainsi l’opinion, surtout quand elle repose sur un principe bon en lui-même et qu’il faut maintenir. C’est un hommage légitime rendu aux honnêtes femmes que le mépris avec lequel on traite l’homme qui donne son nom à une femme dont la conduite a été scandaleuse, et qui semble accorder ainsi une prime à l’immoralité... Dites-moi, ne souffririez-vous pas quand, vous promenant avec moi, vous verriez les personnes de votre connaissance affecter de prendre un autre chemin pour être dispensées de me saluer? quand au bal, ou au concert, ou dans tel autre lieu de réunion, les chaises resteraient vides autour de moi? ou bien encore, si vous aviez des enfans et que les parens des autres enfans leur défendissent de jouer avec eux?

« Et dussiez-vous vous figurer que vous tiendriez ferme contre de tels affronts, pensez-vous qu’à moi cela serait possible, que j’aurais un instant de repos en voyant le mépris qui nous envelopperait, et qu’à chaque instant je ne me dirais pas : a Si Maurice ne m’avait pas épousée, il n’aurait pas eu de pareils tourmens à endurer? » Et que serait-ce si en effet vous alliez un jour vous en repentir? ou bien, chose pire encore, si le serpent du doute venait un jour vous mordre vous-même au cœur?

« Voilà pourquoi, Maurice, je vous prie de ne pas chercher à me faire