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parmi eux que dans nos grandes villes. Il est rare qu’un Indien, à moins qu’il ne soit chef ou déjà corrompu, ait plus d’une femme jeune : c’est lorsqu’elle vieillit qu’il en prend une seconde pour avoir encore des enfans; mais leurs ménages n’en sont pas moins paisibles. Le partage des fonctions est une loi qui n’est jamais violée parmi eux; le mari chasse, pêche, construit; la femme fait le reste. Elle est soumise sans contrainte, elle paie au mari sa protection par l’obéissance.

Nous ne pourrions prolonger ces détails sans entreprendre ici un traité d’anthropologie ou d’ethnologie, ce qui n’est pas notre objet. Nous en avons assez dit pour faire voir que les populations sauvages ne sont pas dépourvues de moralité. Le mal et le bien s’y unissent, comme chez les populations plus éclairées, et, si le mal l’emporte sur le bien, l’ignorance et la misère en sont bien plutôt les causes qu’une prétendue incapacité morale radicale. Si l’on recherche en effet quelles sont les principales causés de ces pratiques qui nous font horreur chez les sauvages, on les trouvera presque toujours dans le besoin et la misère. Le cannibalisme, par exemple, doit son origine à l’extrême difficulté de trouver une nourriture suffisante sur de vastes terrains incultes où ces populations ignorantes n’ont presque aucun moyen de subsistance que la chasse et la pêche, et souvent l’habitude survit au besoin. Il suffit d’ailleurs de trouver des populations sauvages qui ne soient pas cannibales, et il y en a un grand nombre, pour qu’il soit établi que l’horreur de l’anthropophagie est bien un instinct naturel à l’homme et non un résultat artificiel de la civilisation. La coutume barbare si souvent rappelée de tuer les vieux parens lorsqu’ils sont infirmes vient sans doute de la crainte de livrer à des ennemis sans pitié ceux que l’on aime et qu’on ne peut plus nourrir. La haine de l’ennemi, le goût de la vengeance, les guerres implacables de tribu à tribu, le massacre des prisonniers, ces pratiques criminelles dont les peuples civilisés ne sont pas trop corrigés, viennent encore de la concurrence pour vivre sur un même sol qui suffit à peine pour un, et qu’il faut exploiter à deux, ou à plus encore. Quant à l’absence de pudeur, à la licence des mœurs, outre que sur ces points les nations civilisées elles-mêmes ne sont pas si supérieures qu’elles le croient aux nations sauvages, on peut affirmer qu’il n’est point de peuplade, si barbare qu’elle soit, où ne se remarque quelque chose de plus ou moins semblable au mariage; partout quelque précaution, quelque règle est apportée aux rapports des sexes. Enfin, s’il est vrai que certains sentimens, certaines idées morales, ne se développent qu’avec la civilisation et la culture, il ne faut pas en conclure que ces sentimens ou que ces idées ne soient pas