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un progrès naturel et spontané, aux mêmes idées morales qui trouvaient en Judée leur éclatante expression dans les maximes de l’Évangile. Ce résultat a été mis hors de doute par les remarquables travaux de M. J. Denis, de M. Martha[1] et d’autres encore. Ce qui mérite d’être plutôt mis en lumière, comme un peu moins connu, ce sont les profondes et merveilleuses analogies qui existent entre la morale de l’Orient et celle de l’Occident, entre les maximes de l’Inde et de la Chine d’une part et de l’autre celles de la Grèce et de la Judée. En établissant que toutes les grandes civilisations ont eu une même morale, exprimée quelquefois dans des termes presque identiques, sans qu’on puisse supposer aucun emprunt ni aucune imitation d’une race à l’autre, on aura sans doute péremptoirement démontré l’unité morale de l’espèce humaine. La science orientaliste a donc rendu un grand service à la science morale en mettant entre nos mains les grands monumens philosophiques et religieux de l’Orient, les Védas, les lois de Manou, les grandes épopées indiennes, les légendes bouddhiques, le Zend-Avesta, les livres sacrés et les livres classiques de la Chine. Nous puiserons librement en ces divers écrits dans la mesure où il sera nécessaire pour ce que nous nous proposons d’établir.

L’Inde a donné naissance, comme on sait, à deux grandes religions, le brahmanisme et le bouddhisme, celle-ci n’étant qu’un rameau et un développement de celle-là. On trouvera résumée toute la morale du brahmanisme dans les lois de Manou, l’un des plus anciens et des plus beaux livres sacrés qu’il y ait dans le monde. Quant à la morale bouddhique, elle nous est maintenant suffisamment connue par les nombreuses légendes que M. Eugène Burnouf a traduites et dont M. Barthélémy Saint-Hilaire a fait heureusement usage dans son livre sur le Bouddha. Nous n’insisterons pas sur les innombrables similitudes de la morale brahmanique et de ce qu’on peut appeler la morale européenne<ref> Rappelons sommairement quelques-unes de ces analogies. Conscience morale: « l’âme est son propre témoin; ne méprisez jamais votre âme. » — Sanction morale: « en accomplissant les devoirs prescrits, sans avoir pour mobile l’attente de la récompense, l’homme parvient à l’immortalité. Après avoir abandonné son cadavre à la terre, les parens du défunt s’éloignent; mais la vertu accompagne son âme. » — Charité : « celui qui est doux et patient atteindra le ciel par la charité... » — Sincérité : « c’est la parole qui fixe toutes choses, c’est la parole qui est la base de la société...» — Contre l’hypocrisie : « tout acte pieux fait par hypocrisie va aux Râkchasas » (en enfer). — Devoirs des rois : « que le roi soit sévère et doux suivant les circonstances. » — Devoirs des guerriers : « un guerrier ne doit jamais dans une action employer contre ses ennemis d’armes perfides, de flèches empoisonnées. » — Devoirs des juges : « la justice frappe lorsqu’on la blesse, elle préserve lorsqu’on la protège. » — Respect des vieillards : « celui qui a l’habitude de saluer les gens âgés et de leur témoigner des égards voit augmenter la durée de son existence. » — Respect des maîtres : « un instituteur est l’image de l’être divin. » — Respect des parens : « que le jeune homme fasse constamment ce qui peut plaire à ses parens... C’est là la dévotion la plus éminente... » — Devoirs réciproques du mari et de la femme : « qu’une femme aime et respecte son mari; elle sera honorée dans le ciel. » — « Après avoir perdu son époux, qu’elle ne prononce pas même le nom d’un autre homme. » — « Partout où les femmes sont honorées, les divinités sont satisfaites. » — « Gardées par les hommes, les femmes ne sont pas en sûreté : celles-là seulement sont en sûreté qui se gardent elles-mêmes. » — « Le mari ne fait qu’une seule et même personne avec son épouse. »<ref>; expliquons-nous

  1. J. Denis, Histoire des idées morales dans l’antiquité. — C. Martha, les Moralistes sous l’empire romain. — De notre côté, s’il nous est permis de le dire, nous avons essayé d’éclaircir ce point capital dans notre Histoire de la philosophie morale et politique.