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solu consacré par la tradition, par les conventions sociales, par les religions positives, et la doctrine négative, qui supprime tout absolu. Dans les deux cas, point de progrès, car dans le premier la vérité ne peut être que dans le statu quo, dans le second il y a changement et non progrès.

M. Bain applique ingénieusement la théorie de Darwin au problème qui nous occupe. Qui peut dire, selon lui, combien il y a eu de races humaines qui ont succombé, précisément pour n’avoir pas compris les élémens mêmes de toute société, par exemple un certain respect de la vie humaine, une certaine notion de la propriété? Celles-là au contraire qui ont pu s’élever à l’intelligence de ces conditions de la vie civile ont seules subsisté. Il n’est donc pas étonnant de rencontrer partout une même morale élémentaire, puisque les hommes auxquels cette morale aurait manqué ont dû nécessairement disparaître, la morale étant un de ces avantages qui assurent la prépondérance dans la concurrence pour la vie entre les diverses races humaines, et c’est ce qui est assez justifié par l’expérience. Nous ne voyons aucune raison pour rejeter cette explication du philosophe anglais, car elle est d’accord avec cette vieille maxime des moralistes, que c’est la vertu qui conserve les états, et le vice qui les perd. Il reste fort douteux à nos yeux qu’il y ait jamais eu aucune race humaine absolument destituée de toute moralité; mais c’est assez pour nous qu’il n’y en ait plus aujourd’hui, car c’est de l’humanité, telle qu’elle est, et non telle qu’elle a pu être, que nous avons à nous occuper.

Résumons-nous. Il y a pour l’humanité un double état, comme l’a dit Spinoza, un état de nature et un état de raison : dans le premier domine la loi du plus fort, dans le second la paix et l’union. La loi de l’humanité est de passer de l’un à l’autre, ce qui ne peut avoir lieu que dans le temps, c’est-à-dire progressivement. Chaque peuple, chaque race, chaque siècle avance plus ou moins vers ce but; mais nul peuple n’a jamais été complètement plongé dans l’état de nature, aucun n’est arrivé à l’état de raison. Tous se suivent à des distances inégales, mais aucun n’est au but. Il faut renverser l’ordre dans lequel se plaisait le XVIIIe siècle; ce qu’il plaçait dans le passé, il faut le placer dans l’avenir. Le contrat social n’a pas été la loi des sociétés primitives, mais il est la loi idéale des sociétés futures. L’unité morale de la nature humaine ne s’est pas manifestée au berceau de notre espèce, elle est le terme où elle tend; la raison secrète de son ascension infatigable vers le mieux.


PAUL JANET.