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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


lieu des poétiques populations de l’Orient. Miçkiewicz l’a proclamé, lui qui se connaissait en poésie, et qui avait bien quelque droit d’être jaloux d’une telle louange pour ses frères de Pologne. Savez-vous comment il définit les Serbes ? « Un peuple destiné à être le musicien et le poète de toute la race slave, » et cela naïvement, sans y prétendre, sans se douter seulement qu’il serait un jour, Miçkiewicz l’affirme, « la plus grande gloire littéraire » de cette famille immense[1]. Cette poésie en effet est toute spontanée et absolument anonyme. Elle éclate partout, aussi drue que les herbes des vallées, aussi vivace que les chênes des montagnes. Et je ne parle pas ici de leur foi au monde des fantômes. Que les Serbes, peuple agricole, avec un sentiment si vif de la nature et une imagination si prompte, personnifient les puissances bienfaisantes ou terribles, que les hommes du sillon croient aux vampires et aux sorcières, qu’ils aient des rapports avec les vilas, ces belles jeunes filles aux robes blanches, aux longs cheveux flottans, habitantes des eaux solitaires, occupées à chercher les simples qui guérissent et toujours secourables aux malheureux, ce sont là des hallucinations qui se retrouvent plus ou moins chez tous les peuples enfans. Un phénomène bien autrement original, c’est le besoin unanime de chanter toutes les actions de la vie individuelle, tous les événemens de l’existence commune, et d’écouter religieusement ceux qui les chantent.

La grande collection de chants, de pesmas, publiée de nos jours par M. Vouk Stefanovitch Karadjitch, et si connue des lettrés de l’Europe, est le plus complet résumé de la vie nationale des Serbes. Il y a les pesmas héroïques et les pesmas domestiques, les poésies que l’on déclame et celles que l’on chante, celles qui peuvent se dire en tout lieu, à toute heure, et celles qui supposent un auditoire attentif. Ici les sentimens individuels, les strophes joyeuses ou attristées, là les souvenirs et les émotions de la patrie, les légendes qui font battre tous les cœurs. Une plume très compétente a retracé ici même d’après ces chants le caractère du peuple serbe[2]. Nous n’avons pas à refaire ce tableau, notre sujet est tout autre ; il suffit d’emprunter aux pesmas héroïques un petit nombre de traits qui se rapportent directement à cette étude. Nous voulons montrer comment la poésie, complétant l’œuvre de la religion et l’influence de l’esprit de famille, a maintenu du xve siècle au xixe cette vitalité nationale que le joug ottoman n’a pu briser. Dans cette série de chants épiques où apparaissent Douschan, Lazare,

  1. Miçkiewicz, les Slaves, t. Ier, p. 334.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 janvier 1865, la Nationalité serbe d’après les chants populaires, par Mme Dora d’Istria.