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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


pose à son pays. Quand le serviteur de Lazare revient tout sanglant de Kossovo, la reine Militza l’interroge en pleurant :


« Où est tombé le glorieux prince Lazare ? Où est tombé le vieux Youg-Bogdaji ? Où sont tombés les neuf Yougovitch ? Où est tombé Milosch le voïvode ? Où est tombé Vouk Brankovitch ? Où est tombé Strahinia Banovitch ?

— Tous sont restés, maîtresse, à Kossovo, où le glorieux prince Lazare a succombé. Là beaucoup de lances ont été brisées, des lances turques, des lances serbes, mais plus de serbes que de turques, pour la défense de ton seigneur, maîtresse, de ton seigneur le glorieux prince Lazare. Youg, ton père, a péri en exemple au premier choc. Tombés aussi sont huit des Yougovitch, le frère ne voulant point abandonner le frère tant qu’un seul survivrait. Restait encore Bochko Yougovitch faisant flotter sa bannière sur Kossovo, dispersant les Turcs par troupes comme un faucon de légères tourterelles. Où le sang baignait jusqu’aux genoux, c’est là qu’a péri Strahinia Banovitch. Milosch, maîtresse, est tombé au bord de la Stinitza à l’eau glacée, et là bien des Turcs ont péri ; Milosch a immolé le tsar turc Murad, et des Turcs douze mille soldats ; Dieu ait en sa miséricorde qui l’a engendré ! Il restera en souvenir au peuple des Serbes pour être raconté et chanté tant qu’il y aura des hommes et qu’il y aura un Kossovo. Et pour ce que tu demandes de Vouk le Maudit, maudit soit-il et qui l’a engendré ! Maudite soit sa race et sa postérité ! Il a trahi le tsar à Kossovo et détaché douze mille, ô maîtresse ! de nos hardis guerriers[1]. »


Pourquoi ces clameurs, si les Serbes du prince Lazare devaient gagner l’empire céleste au prix de leur terre natale ? N’est-ce pas en toute liberté que le noble chef avait fait son choix ? Touchantes contradictions du poète, vive image des sentimens qui l’agitent ! Il invente pour ses frères une consolation surhumaine, et au moment où il la décrit en ses vers, il a besoin lui-même d’être consolé. Que de choses d’ailleurs dans ce tableau épique ! Celui qui, ayant consenti devant Dieu à être vaincu par les Turcs, s’est battu si vaillamment jusqu’au bout, Dieu le bénira dans sa race. Il a gagné l’empire du ciel ; l’empire d’ici-bas n’est point perdu pour ses enfans.

Et Marko Kralievitch[2], que représente-t-il dans les chants populaires ? En réalité, son histoire n’est pas belle ; hardi soldat, homme de coups de main, il a plus d’une fois appelé les Turcs en Serbie pour la satisfaction de ses vengeances. Seulement, une fois

  1. Traduction de M. Auguste Dozon.
  2. Marko Kralievitch, c’est-à-dire Marko fils de roi. Kral est le mot serbe qui répond à roi.