Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/178

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

anéantie. Tous les élémens de ce grand corps étaient épars, mais ils vivaient, et pouvaient d’autant mieux se rapprocher et se reconstituer sous la main d’un homme de talent, que la marine avait à son service des officiers tels que Jean Bart, d’Estrées, le bailli de Lorraine, Coetlogon, Forbin, Du Guay-Trouin, Ducasse. Marins excellens, caractères d’une trempe peu commune, ces hommes ont jeté un reflet d’héroïsme sur les dernières péripéties d’une lutte inégale. La France, sans autre appui que quelques vaisseaux d’Espagne montés par de mauvais équipages et de plus mauvais capitaines, avait à tenir tête sur toutes les mers aux deux marines les plus solides d’Europe, celles de l’Angleterre et de la Hollande. La tactique consommée des chefs d’escadre, les faits d’armes des capitaines de bâtimens armés en course, allaient rétablir jusqu’à un certain point l’égalité des conditions du combat.

Parmi ces figures originales se détache dès le début de la lutte celle du chevalier de Forbin. Il avait alors près de cinquante ans, et malgré ses remarquables qualités d’homme de mer, ses longues campagnes, son aventureuse intrépidité, il n’était encore que capitaine de vaisseau. Sa hauteur, son arrogance, son indiscipline, ses querelles avec le ministre, surtout le scandale de sa vie et de ses mœurs dans ces dévotes années du règne de Louis XIV, en étaient la cause. Doué des passions les plus vives et les plus diverses, il avait eu une existence fort agitée, toute remplie de duels, de faits de guerre et d’amours faciles. A quatorze ans, il s’était échappé de la maison paternelle et s’était réfugié à Marseille sur une galère du commandeur de Forbin-Gardanne, son oncle, qui l’accueillit, le fit habiller, et le retint à son bord comme cadet. Depuis lors il avait successivement fait la campagne de Messine avec le duc de Vivonne, celle d’Amérique avec le comte d’Estrées, celle d’Alger avec Duquesne et Petit-Renau. Ce fut à cette époque que les ambassadeurs du roi de Siam vinrent en France; Forbin fit partie de l’ambassade que Louis XIV envoya pour nouer des relations avec ce pays. Ce voyage à Siam, dont il faisait des récits merveilleux, posa fort bien à la cour le chevalier de Forbin. Le roi, Seignelay, le père La Chaise, voulurent le voir et l’entretenir. A la reprise de la guerre en 1689, il eut à Dunkerque le commandement d’une frégate de 16 canons, et alla croiser dans la Manche. Ce fut là qu’il fut fait prisonnier avec Jean Bart, et que tous deux s’évadèrent en traversant la mer dans un bateau pêcheur.

Jusqu’en 1700, il croise tour à tour, soit dans la Manche soit dans le nord avec Jean Bart, ou sert sous le maréchal de Tourville et le comte d’Estrées, sur les côtes d’Angleterre et d’Espagne. Il gagne la croix de Saint-Louis et le grade de capitaine de vaisseau.