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faisant, pour ainsi dire, à son opposant sa part d’ombre et de soleil. Ducasse n’ouvrit point son feu sur le Breda et le Ruby quand il les vit s’avancer seuls contre toute son escadre. Il y avait de plus les instructions positives du ministre de ne pas aventurer sans absolue nécessité les vaisseaux du roi, que le délabrement des finances n’eût pas permis de remplacer. D’ailleurs, en attirant Benbow au fond du golfe du Mexique, Ducasse avait dégagé de tout obstacle le départ de Château-Regnault pour l’Europe avec les galions du Nouveau-Monde.

Ces galions toutefois ne devaient pas échapper aux Anglais. Arrivés sur les côtes d’Espagne, où l’amiral Rooke croisait avec 50 vaisseaux, ils furent obligés de se réfugier à Vigo. Bientôt après les 15 vaisseaux de Château-Regnault qui les escortaient y furent attaqués, enveloppés et pris. Ils ne succombèrent, il est vrai, que sous le nombre; mais ces 15 bâtimens perdus faisaient une brèche irréparable au vaste système de défense que le roi avait organisé et auquel toutes les forces de sa marine ne pouvaient que strictement suffire. La France et l’Espagne offraient dès lors un côté vulnérable qu’à force d’activité et de courage l’on pouvait dérober ou déplacer quelque temps, mais que la haine de l’Angleterre ou son bonheur devait tôt ou tard lui faire découvrir. En outre, et devançant le désastre de Vigo, la mort avait frappé un des plus grands hommes de mer que nous eussions à cette époque. Au retour d’une campagne dans le nord, Jean Bart était mort à Dunkerque le 27 avril 1702, à l’âge de cinquante-deux ans. Tourville l’avait précédé dans la tombe le 28 mai 1701.


II,

Ces deux hommes qui mouraient avec le XVIIe siècle et qui semblaient ainsi se refuser à voir les malheurs de cette marine qu’ils avaient tant aimée, doués de génies différens, mais pénétrés d’un égal dévoûment pour elle, en avaient été les représentans les plus illustres, quoique les plus opposés. Tourville, né grand seigneur, avait commencé à servir comme chevalier de Malte dans la marine de l’ordre; de là il avait passé dans la marine française, et s’y était distingué dès son début par un courage à toute épreuve, une politesse rare presque inconnue des marins de ce temps et une connaissance aussi exacte des moindres détails de son métier que s’il eût été le pilote de son navire au lieu d’en être le commandant. Simple capitaine de vaisseau, il avait érigé en système la nécessité pour tout officier de marine de posséder ces connaissances pratiques. Assu-