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réparé quelques voiles, prend le parti d’aller le chercher lui-même, seulement il y va escorté par les deux vaisseaux anglais, qui se sont placés l’un à bâbord, l’autre à tribord, et avec lesquels il échange de continuelles décharges. Pour que sa retraite n’eût pas l’air d’une fuite, et bien que l’Auguste pour marcher plus vite ait appareillé son foc d’avant, la seule voile qui lui restât à mettre. Du Guay-Trouin ne fait pas ajouter un morceau de toile et défend de couper le câblot de sa chaloupe, qu’il traîne à la remorque. Comme cependant, même avec ses débris de voilure, il gagne l’Auguste, il en profite pour appuyer d’un coup de canon à boulet le signal inutile qu’il a fait à ce vaisseau de venir lui parler, décidé, au cas où il ne répondrait pas, à diriger tout son feu sur lui. l’Auguste ayant enfin cargué ses basses voiles et les deux vaisseaux français étant réunis, les Anglais cessèrent le combat. Les deux frégates ne lui montrèrent pas d’ailleurs une meilleure volonté que l’Auguste. On n’usa pas en France pour le capitaine de ce bâtiment de la même sévérité qu’on avait déployée en Angleterre pour les capitaines de l’amiral Benbow. Le commandant du port de Brest le couvrit de sa protection, lui conserva même son navire, et Du Guay-Trouin indigné acheva la campagne de cette année sous les ordres de M. de Roquefeuille, aimant mieux servir « sous un si brave homme » que de commander à des gens sur lesquels il ne pouvait pas compter.

Une grande douleur l’attendait à Brest. Il y trouva son frère mourant. Ce jeune homme, sorti sur la Valeur, avait fait la rencontre d’un corsaire de Flessingue, et avait été mortellement blessé d’une balle à la hanche. C’était le second frère que Du Guay-Trouin perdait ainsi. Il ne s’en consola que par un redoublement d’activité, puisant sa résignation à deux belles sources, l’amour de son pays et une sorte de respectueuse affection pour son roi, prêt pour tous les deux à tous les sacrifices et à toutes les douleurs. Ce dévoûment de Du Guay-Trouin pour Louis XIV a quelque chose de touchant dans son humilité. Recevant chaque grade, chaque commandement avec la plus entière reconnaissance, jamais il ne lui arrive de se plaindre, si une faveur qui d’ailleurs ne serait qu’une justice ne vient pas assez vite pour lui. « Le roi trouve que je ne l’ai pas méritée, » dit-il, et il court la conquérir par de nouveaux combats et de nouvelles fatigues. Ce sentiment, que l’on voit chez Du Gay-Trouin dans toute sa pureté, est un des caractères particuliers des marins de cette époque. La royauté résumait pour eux toutes les idées de devoir, de patrie et d’honneur, et cette croyance en un seul homme était le mobile des dévoûmens à la fois les plus modestes et les plus sérieux.