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Appareillant ses basses voiles, brassant ses huniers, préparant tout et mettant avec quelques avirons son navire dans la position nécessaire pour recevoir le premier souffle de cette brise, il attendit et espéra. Du Guay-Trouin ne s’était pas trompé: bientôt ses voiles se gonflèrent, son navire marcha, et, pendant que les Anglais surpris perdaient un temps considérable en disposant leurs voiles et en se dégageant les uns des autres, car la brise avait fraîchi, le Jason était hors de portée. Le Honster seul le joignit encore et échangea avec lui quelques coups de canon. Du Guay-Trouin, qui se considère comme « un homme ressuscité, » se hâte de rentrer dans un port de France, car, suivant lui-même le conseil qu’il a donné à l’Auguste, il a jeté à la mer ses ancres et ses mâts de rechange. Néanmoins il s’empare d’un corsaire flessinguois, et ne rentre qu’avec lui à Lorient. Moins heureux, l’Auguste avait été capturé par les Anglais.

Les croisières aventureuses de ces vaillans hommes qui continuaient l’école de Jean Bart montrent comment se pratiquait cette guerre de course qui se signalait d’une façon si brillante à côté de la guerre d’escadre, et qui bientôt devait lui succéder. Elle n’a peut-être été aussi heureuse que parce qu’elle fut une première explosion du courage et de l’activité populaires, relégués jusque-là au second plan dans tous nos événemens politiques. Ce fut la bourgeoisie qui la paya et s’y enrichit, ce fut le peuple qui la servit et s’y distingua. Elle signa les lettres de noblesse de Du Guay-Trouin comme elle avait signé celles de Jean Bart. Par l’ardeur avec laquelle s’y portèrent nos populations maritimes, elle présagea l’élan d’enthousiasme que souleva en France, quelques années plus tard, en 1709, la lettre où Louis XIV, à bout de ressources, faisait pour la première fois appel à son peuple. Néanmoins, en marine surtout, l’enthousiasme ne suffit point à sauver un pays, et si de 1705 à 1715 la marine d’armateurs jeta seule quelque éclat sur les événemens de la guerre, elle le dut à des ressources d’exception, à la vente par l’état de ses vaisseaux et des objets d’armement contenus dans les arsenaux. On put voir au traité d’Utrecht de quel déplorable prix pour notre marine en général ces succès partiels avaient été payés. Ils l’étaient déjà de la perte de Gibraltar, que les Espagnols n’avaient point su garder, et dont l’amiral Rooke, qui croisait à son gré dans la Méditerranée ou l’Océan sans que notre marine de guerre le surveillât, s’était emparé par un hardi coup de main.