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loin d’être dépourvu d’intelligence et d’esprit, il comprit que le premier ennemi qu’il avait à combattre était la marine elle-même, que le premier effort qu’il ferait pour la sauver dévoilerait son inexpérience, et, semblable à un médecin qui aimerait mieux tuer son malade que d’avouer son ignorance, il la laissa périr faute de soins. L’inertie, cette arme si puissante des faibles, fut la règle constante de son égoïsme. Le second ennemi qu’il eût à redouter était l’homme qui, réunissant sur lui les sympathies de cette marine et fort du privilège de sa naissance, devait être tenté de se faire le soutien et le propagateur des réformes. Le comte de Toulouse aurait pu être pour le ministre un rival. Pontchartrain épousa les préventions du roi contre ses enfans. En apparence, il adopta les plans du grand-amiral; mais, les contrariant par le choix d’agens inintelligens, par des contre-ordres calculés, par des retards perfides, il leur fit perdre dans l’exécution toute efficacité. Sa capacité et son influence comme ministre étant sauvées, il lui fallait assurer sa fortune et sa réputation. L’affaiblissement de notre marine avait favorisé les armemens particuliers. Pontchartrain s’y associa, et, mettant à leur disposition nos arsenaux et nos marins, assura d’immenses succès à une guerre de course organisée avec de pareils élémens. Maître d’une immense fortune, oubliant volontairement que ces prêts usuraires de nos approvisionnemens et de notre personnel tarissaient les plus réelles de nos richesses maritimes, il présenta à Louis XIV comme une de ses créations cette manière de faire la guerre, et telle fut l’adresse avec laquelle il sut laisser dans l’ombre les anciens représentans de notre marine, qu’il passa presque pour un novateur de génie auprès du monarque et de la France. À cette époque en effet, la masse de la nation ne l’accusa point. Il se conserva ainsi tout-puissant pendant quinze années, jusqu’au dernier soupir du roi; mais avoir l’habileté de se perpétuer au pouvoir, cela n’absout pas un ministre. Jérôme de Pontchartrain non-seulement annula la puissante marine des deux Colbert, que le ministère de son père n’avait fait qu’affaiblir, mais, cachant sa ruine sous des succès trompeurs, il l’amena à ce point de décadence où elle fut tout entière à reconstituer, presque à créer. Il accomplit sciemment, pas à pas, conservant sa fortune et son influence, en ruinant son pays, l’œuvre d’un mauvais citoyen, et fut d’autant plus coupable que, vivant sous Louis XIV, possédant toute sa confiance, disposant, s’il l’eût voulu, d’énormes ressources, sans entraves et sans contrôle d’aucune sorte, il eût pu conduire la marine dans une voie certaine de grandeur et de prospérité.


HENRI RIVIERE.