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autre forme littéraire ne saurait mieux traduire la pensée de l’écrivain résolu à laisser les d’vers personnages qu’il met en jeu plaider librement leur cause, de l’autre le dialogue, il faut bien le reconnaître, favorise terriblement les grands écarts vers la tirade. Or Saint-Gueltas, quand on lui donne la réplique, n’est point homme à se refuser la satisfaction d’entonner sa cavatine de bravoure. Une fois lancé, il s’analyse lui-même, se raconte sans mesure. «Tu vois bien que je suis une de ces puissances fatales qui doivent tout traverser et tout vaincre... Cet être qui t’appartient a été prédestiné aux travaux d’Hercule d’une époque de monstres et de prodiges ! » Les scènes entre amant et maîtresse tourneront à la politique sociale, on se charmera par les contrastes. — Vous, vous appelez l’ancien régime, et je vous déteste. — On vous nomme la révotion, et je vous hais! — Quant au reste, rien ne nous empêche de nous aimer. — N’importe, dans un roman de George Sand ces côtés critiques disparaissent. Il ne vous déplaît même pas d’oublier par instant le héros et l’héroïne pour ne songer qu’au grand écrivain couvrant tout de son éloquence, habile à se passionner à tour de rôle, et jamais en peine de trouver des argumens pour tout le monde.

Autre chose est le théâtre, où l’action veut qu’on la respecte, où le style, pour peu qu’il déclame, fatigue. D’ailleurs, de cette suite d’épisodes, comment dégager la pièce, où la trouver parmi ces dialogues, et surtout pourquoi l’avoir cherchée? Le mariage de Mlle de Sauvières avec Cadio, que dans le roman tant de préliminaires motivent, ici n’est amené par rien. Pour ceux-là mêmes à qui le livre est familier, cette scène ex abrupto perd toute sa physionomie originale; quant au farouche délégué, il n’en reste plus qu’une ombre, et quelle ombre ! Cette mâle et rude figure du poème, ne se montrant en quelque sorte que pour paperasser des registres d’état civil entre deux rustres d’occasion, dépouille à l’instant son prestige. Vous vous dites : Voilà une abstraction qui se déclasse. Vous lui en voulez de son plumet, de son écharpe si tricolore, de ses bottes si fortes et de ses paremens si rouges, et quand elle prend des airs tragiques en s’écriant de sa plus grosse voix : « La république ne veut pas que nous mêlions nos petites querelles à ses grandes guerres! » vous seriez tenté de lui répliquer à votre tour : Eh! s’il vous plaît, où donc avez-vous vu que les hommes aient jamais fait autre chose que de mêler leurs petites querelles aux grandes guerres de la patrie? Les Gracques et les Brutus, vos fiers modèles dans les temps antiques, s’en sont-ils beaucoup privés, et dans ce moment même où vous nous haranguez, les Robespierre, les Saint-Just, les Couthon, et leur proconsul à Nantes, Carrier, s’en gênent-ils?

J’imagine que le nouveau directeur de la Porte-Saint-Martin, en train de balayer ses planches, et pressé d’acclienter son théâtre à la littérature, se sera tout naturellement adressé à George Sand. On était sous l’impression toute récente du grand succès de Cadio : rien de plus simple