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règlement des intérêts locaux, mais investir le pouvoir central des pouvoirs qui lui sont indispensables pour assurer le maintien de l’unité nationale. Pour que l’Autriche continuât à subsister, il ne fallait pas, disaient-ils, lui refuser es conditions qui seules rendaient son existence possible. À tous les raisonnemens du ministre, reproduits pendant plusieurs entretiens, Deák répondait simplement : « Que votre excellence me pardonne, je ne connais que la constitution hongroise. Tant qu’elle n’est pas rétablie, je ne puis rien, car je ne suis rien. Je n’existe pas. » Le ministre insista, pressa en vain : il ne put le faire dévier de sa résolution.

Le cabinet viennois négociant avec Deák comme avec le représentant de la Hongrie, son autorité morale s’accrut encore. Une lettre d’un de ses compatriotes, écrite vers 1860, nous explique bien l’origine de ce prodigieux ascendant. — Pour Deák, disait-il, la vérité et la justice l’emportent sur tout intérêt politique, même sur celui de sa patrie, si celui-ci pouvait être en opposition avec le droit. On dit que les perles fines perdent leur éclat quand la personne qui les porte devient malade. Deák cesserait d’être lui-même, s’il devait prêter la main à ce qu’il considérerait comme une atteinte au droit, même pour délivrer son pays de l’oppression. Il ne ferait rien que sa conscience n’avouât pas, et nul ne sait jusqu’à quel point il porte le scrupule. Sa vue est perçante, la rectitude de son jugement est sans égale ; mais il hésite à agir, tant il craint de ne pas bien agir. Il s’ensuit que beaucoup de gens, le voyant demeurer en repos au moment où, dans leur impatience, ils s’attendaient à le voir marcher en avant, l’accusent de manquer de courage ; mais le peuple est frappé de la simplicité de sa vie, de la pureté de son caractère, de la logique de sa conduite politique, qui depuis quarante ans n’a pas variée. Il sait que Deák est incorruptible, que les promesses et les menaces ne l’ébranleront pas, que ni les influences de la cour, ni les murmures de la foule, ni les objurgations de ses amis, ni la crainte de la mort, ni même l’exaltation du sentiment patriotique, ne le feront sortir de la voie qu’il s’est tracée. Il lui attribue une sagesse surhumaine, une prudence, une prévoyance à déjouer tous les pièges et tous les périls. Deák est aux yeux des masses le type de la justice, l’organe de la vérité, la pierre de touche du bon droit. Il n’inspire point d’enthousiasme, car il n’a jamais cherché à entraîner personne par ses discours ou ses écrits ; mais la nation entière croit que c’est de lui seul qu’elle doit recevoir le mot d’ordre. Aucun parti ne parviendrait à entraîner le peuple sans l’assentiment de Deák, car chacun pense que lui seul peut dire quand il sera prudent et juste de passer à l’action. Les exilés, quelque populaires qu’ils soient, ne trouveraient nul écho dans le pays, si Deák