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gente, ayant tout ce qui vient de l’intelligence. Il ne lui a manqué que l’art de faire durer ce qu’elle avait créé, l’art de se préparer des successeurs pour continuer son œuvre. Différente de cette race dont parle le mot latin, prolem sine matre creatam, elle a été, elle, une race ayant une mère, la plus grande des mères, la génération de 1789, et n’ayant pas de descendance. C’est là ce qui lui a manqué en effet. Elle n’a pas eu ce je ne sais quoi de maternel, cette force de sympathie, cette chaleur féconde qui donne la vie à une génération nouvelle. Elle n’a pas aimé assez ses successeurs, et après avoir tout remué, tout tenté et même tout réalisé un moment, elle a vu périr subitement une fortune en apparence si prospère et si belle. Elle a laissé une œuvre à recommencer. M. Guizot, disais-je, est resté un des types de cette forte et brillante race parlementaire qui est née ou a commencé de poindre sous l’empire, qui a grandi sous la restauration, qui s’est déployée sous la monarchie de 1830, et c’est justement un des traits de cette grande carrière de résumer toutes les vicissitudes de cette fortune, d’avoir touché à tous les gouvernemens, de s’être déroulée dans son énergique ligne droite au milieu de toutes les révolutions, de toutes les tentatives, à travers lesquelles la France n’a cessé de poursuivre un idéal politique qu’elle cherche encore.

Une chose est certaine, et j’ose dire qu’elle se dégage de toutes ces vicissitudes publiques dont la carrière de M. Guizot est le vivant reflet. Depuis que la France est à la poursuite d’une politique faite pour mettre en équilibre ses désirs et ses intérêts, ses impatiences d’action et sa sécurité, elle a tout essayé, elle a tout connu, et elle n’a pas eu de bonheur. Elle est la brillante et ingénieuse victime d’une fatalité qui s’acharne à chacune de ses espérances pour la ruiner, et qui ne lui laisse entrevoir de temps à autre un meilleur destin que pour la rejeter aussitôt dans toutes les anxiétés de ses dramatiques aventures à travers tous les régimes. Il y a eu des gouvernemens qui lui ont donné de la gloire militaire plus qu’elle n’en voulait, jusqu’à l’excès, mais qui lui ont refusé la liberté. Il y a eu d’autres gouvernemens qui lui ont donné la liberté sans se préoccuper peut-être assez des généreux tourmens de grandeur nationale qui l’agitent sans cesse; il y en a eu même qui ne lui ont donné ni la liberté ni la gloire, et qui n’ont pas moins fait leur temps. Chacun a porté la peine de ce qui lui manquait, et c’est le pays qui a payé pour tous. Il y a un gouvernement qui est dans le génie comme dans l’histoire de la France, et auquel elle pardonnera de durer, c’est celui qui lui assurera une mesure de grandeur nationale et de liberté où elle puisse se déployer dans sa virilité sans menacer les autres et sans se menacer elle-même.


CHARLES DE MAZADE.