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qui de siècle en siècle ont roulé de ses cimes. Je me disais que le jour viendra où la masse entière sera précipitée en dolmens naturels. Rien ne restera debout des fiers sommets, l’homme pourra douter qu’ils aient jamais existé. Il niera alors l’existence des Alpes; elles ne seront plus qu’une légende dans la mémoire d’une postérité inconnue.

Il semble que cette éternité qui s’écroule pierre à pierre devrait effrayer la pensée de l’homme; la nature qui se dégrade, n’est-ce pas là un terrible memento mori pour celui qui habite ces solitudes? Je ne pouvais d’abord y placer en esprit que des chartreux occupés de creuser leur fosse dans cette fosse alpestre. Je m’attendais à rencontrer le spectre de saint Bruno derrière chaque roc décharné; mais, au milieu des fleurs, je m’accoutumai bien vite à ce spectacle de la mort d’un monde. Qui en effet se soucie aujourd’hui de ces monts décapités? Qui pense à ces cirques renversés, à la menace de ces murailles fendillées? L’impression des ruines de la nature n’a rien de triste quand l’homme y mêle ses travaux champêtres. Elle a de quoi se réparer quand elle voudra, et l’on aime à voir l’homme survivre à l’univers aveugle. Quelquefois un bloc colossal, antédiluvien, s’arrête dans sa chute à la porte d’un petit chalet : image du chaos qui expire au seuil de la demeure et de la pensée de l’homme! Une chèvre escalade le bloc immense, et précède le berger dans la tiède bergerie.

Je voulus me donner le plaisir d’assister aux soulèvemens des Alpes, ou du moins d’en marquer le moment solennel, et je m’assurai que ma curiosité sur ce point pouvait aussi être satisfaite. Les géologues me montrèrent que les flancs des Alpes étaient enveloppés de couches sédimentaires qui avaient dû originairement être horizontales comme les flots où elles s’étaient déposées, et tout au contraire elles avaient pris au penchant des monts une position presque verticale. Il fallut bien reconnaître qu’elles avaient été redressées en même temps que les Alpes, et que la draperie s’était modelée sur le corps. De plus on me fit voir que les couches étaient formées en partie de coquilles qui appartenaient au tertiaire moyen. La conclusion à laquelle je ne pouvais me soustraire était que le soulèvement général avait eu lieu après cette époque, et qu’il datait ainsi des derniers temps tertiaires.

Cette méthode de chronologie m’ouvrait ainsi à chaque moment des horizons imprévus; je la comparais à la méthode des historiens. Je me demandais si, dans les événemens humains de la haute antiquité, il en était beaucoup qui pussent être classés avec autant de certitude. À cette science toute nouvelle des révolutions terrestres, j’aurais voulu emprunter sa marche si assurée; d’autre part l’imagination que les savans portent dans leur science m’étonnait jus-