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qu’au vertige, quand, en les suivant, je voyais par leurs yeux ces mêmes Alpes disparaître à certaines périodes, redescendre au fond des mers comme des plongeurs, remonter encore à la surface, et rapporter du gouffre la matière amollie de nouveaux sédimens.

Je ne savais d’abord si c’était là un jeu auquel je pusse me confier; mais peu à peu, moi aussi, je me familiarisai avec ces jeux de l’abîme. Au lieu de me croire entouré de masses inertes, immuables, sans signification ni rapport avec le temps, je compris que je pouvais à mon tour évoquer ou effacer les cimes alpestres suivant les époques où je voulais me replacer en esprit. Depuis ce jour, elles m’apparurent comme des chronomètres témoins des éternités disparues. Je ne me lassais pas de les interroger, de les faire surgir à chaque moment du passé, tantôt rampantes, tantôt à mi-corps, ou renversées, ou debout, et dans chacune de ces attitudes je retrouvais la date d’un certain moment du monde.

Dès lors je cessai d’être seul, ou plutôt je me vis dans une compagnie qui me donnait l’impression des éternités passées et futures. Ces grands témoins ne parlaient pas, il est vrai, et c’est le seul reproche que j’avais à leur faire; mais n’est-ce point parler que de révéler ce que je désirais tant connaître ? n’est-ce point parler que de compter une à une les époques écoulées ? A mon appel, quelques-uns de ces pics surgissaient par-dessus les autres, comme le fantôme agrandi de Samuel, et racontaient les empires souterrains du chaos.


IV. — COMMENT LES MONTAGNES REFUTENT LES DIEUX OISIFS D’ÉPICURE. — EN QUOI LES MÉTHODES GÉOLOGIQUES PEUVENT SERVIR AUX HISTORIENS.

Quand je lisais les philosophes du dernier siècle, et qu’ils me parlaient de cette éternité d’oisiveté qui a précédé l’homme sur la terre, j’étais souvent embarrassé de répondre. Je ne savais comment remplir les jours et les siècles où je n’avais pas vécu. Un Dieu éternellement oisif répugnait à ma raison, et pourtant je ne pouvais montrer ses œuvres. Quelle lumière s’est faite à mes yeux ! Je vois, je touche dans la série des êtres accumulés en couches profondes les travaux et les jours de ces âges que je ne peux dénombrer. Comme chaque instant a été occupé et rempli! Comme les témoins se pressent pour attester le travail, l’enfantement, l’activité laborieuse, infatigable de ces temps que l’on me disait vides et déserts! Le pecten que je ramassais hier dans le rocher de Chillon réfute mieux que je ne savais faire les dieux oisifs d’Épicure.

Avant d’avoir jeté les yeux sur ces mondes antérieurs, j’étais comme un homme qui ne connaît que l’histoire de son village depuis que son père s’y est établi. Tout le passé du genre humain lui est fermé; il est égaré dans le présent, sans avoir aucune idée de