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le dessin de ces voûtes gigantesques dont les arcs se correspondent, les unes rentrant sous la terre et serpentant dans l’intérieur du globe, les autres s’élevant en dômes à des hauteurs énormes au-dessus de l’altitude actuelle des Alpes? Qu’est-ce que la restauration des terrasses de Babylone, de Ninive ou des coupoles de Ctésiphon à côté de la restauration de l’architecture du Mont-Blanc, des Aiguilles-Rouges ou de la Dent du Midi?

Cependant il y eut un moment de vertige dans la science, lorsque les couches bouleversées des Alpes de Maurienne parurent donner un démenti à toutes les lois établies par la paléontologie. On rencontrait dans le terrain houiller ou plutôt anthracifère des animaux fossiles qui appartenaient à toute une autre époque du monde. Les étages que l’on avait si exactement distingués partout ailleurs étaient là confondus l’un avec l’autre. Les différentes mers entre lesquelles on avait partagé les époques du globe parurent rentrer l’une dans l’autre, mêler, brouiller leurs flots, au point que toute chronologie disparut. Les plantes, les mollusques, les flores et les faunes qui avaient servi à marquer la différence des âges, se trouvant pêle-mêle dans la même région, achevaient de déconcerter l’esprit, de ruiner l’échafaudage des ères et des époques élevé avec tant d’efforts depuis un quart de siècle.

Les sciences les plus positives ont donc, elles aussi, leurs instans de trouble où elles semblent se détruire de leurs propres mains. Si le fil chronologique qui nous guide à travers les temps historiques venait à se rompre tout à coup, si tout se confondait à nos yeux dans un même moment, empire d’Assyrie, Rome antique, Grèce, moyen âge, renaissance, Égypte des Pharaons, sans qu’il nous fût possible de les distinguer par aucun trait certain, nous comprendrions ce que durent éprouver quelques géologues en se sentant égarés au milieu de la succession des âges géologiques. Le fil conducteur auquel ils étaient accoutumés leur échappait, la meilleure partie de leur science s’en allait en fumée. Les Alpes les réfutaient, et comment contredire de tels docteurs? Tout était donc à recommencer.

Là aussi, on vit que la science la plus positive ne peut se passer d’une certaine foi. Quelques géologues, bien rares[1], eurent

  1. Voyez Alphonse Favre, Recherches géologiques dans les parties de la Savoie, du Piémont et de la Suisse voisines du Mont-Blanc, t. III, p. 359, 360, 366.
    L’ouvrage de M. Alphonse Favre contient en soi plusieurs ouvrages et comme plusieurs couches successives : explorations personnelles, exposés théoriques, voyages géologiques qui ont tout l’intérêt d’une suite d’ascensions sur les plus hautes cimes. L’expérience vient ainsi continuellement contrôler sur les lieux la théorie, et la théorie solliciter l’expérience. C’est un enseignement de géologie dans un voyage de découvertes en pleine nature alpestre. Je ne sais si l’on a assez mis en lumière la quantité extraordinaire de faits accumulés qui sont dus à l’auteur. Un travail de près de trente années était seul capable de fournir cette masse d’observations et d’explorations nouvelles. A véritablement parler, cet ouvrage est un monument élevé au Mont-Blanc, il ne pouvait être exécuté que dans la patrie de Saussure.