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mois et qui menace de m’exécuter. Mon frère est mort, direz-vous, mais il a laissé un grand coquin de fils qui court le pays les poches pleines d’argent, et qui se vante de me mettre à la raison relativement à cet héritage de mon oncle; or vous le savez...

— Je sais, je sais toute l’histoire, et depuis longtemps, interrompit l’amtshauptmann épouvanté.

— Mon beau neveu serait moins fier et moins riche aussi, reprit le vieux Voss, s’il avait vu comme moi ses troupeaux enlevés par les Français, que Dieu maudisse ! si ses chevaux avaient été mis en réquisition et sa maison pillée à deux ou trois reprises... Mais je ne m’inquiète guère de ses menaces. C’est le juif, le juif damné, qui me tient à la gorge.

— C’est cinq cents thalers que vous lui devez? A-t-il votre signature?

— Certainement.

— Il faudra donc vous arranger pour payer au terme convenu; ce qui est écrit est écrit...

— Je croyais pourtant, herr amtshauptmann.

— Ce qui est écrit est écrit.

— Vis-à-vis d’un juif...

— Juif ou chrétien, ce qui est écrit est écrit.

Sur cet arrêt définitif et sans appel, le pauvre meunier de Gielow s’en alla tête basse. Au fond, notre digne amtshauptmann avait le cœur plus gros qu’il n’en eût voulu convenir en songeant à la situation de ce pauvre diable établi depuis trente-trois ans dans le district de Stemhagen. — Comment l’aider? se demandait-il. Où lui trouver un prêteur disposant de cinq cents thalers? Je n’en sais qu’un dans tout le pays, le vieux Roggenbom de Scharfzow, et celui-là ne voudra jamais. Les temps sont durs, durs pour tout le monde. Si encore le juif consentait à attendre,... peut-être que vers Pâques je pourrais...

Le cours de ces charitables réflexions fut ici brusquement interrompu par le bruit d’une rapide cavalcade. Sept chasseurs français venaient d’entrer au grand trot dans la cour du schloss. L’un d’eux descendit de cheval, attacha sa monture à la porte du pigeonnier de mamzelle Westphalen, et, pénétrant sans la moindre façon jusque chez l’amtshauptmann, se mit, avec force blasphèmes et gestes forcenés, à lui crier aux oreilles toute sorte de choses que l’honorable magistrat n’avait garde de comprendre. Son embarras, que le nouveau-venu prenait pour mauvais vouloir et mépris, tendait à exaspérer la discussion, et le Français avait déjà mis plus d’une fois la main sur la poignée de son sabre quand l’amtshauptmann appela par la fenêtre son jeune factotum Fritz Sahlmann, un gamin de quatorze ou quinze ans qui faisait ordinairement les commissions