Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/379

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mière secousse. Effrayé lui-même du bruit qu’il faisait, l’horloger poussa machinalement dans un autre sens, et le fusil, dont un léger choc vint ébranler la base, roula par terre à son tour. Dans la parabole qu’il décrivait se rencontra la chaise sur laquelle, d’après les ordres formels de la mamzelle, Fritz Sahlmann était venu cacher aux profanes le casque et la grande latte de cavalerie dont le meunier avait dépouillé la veille son antagoniste vaincu. Tout cet arsenal tombant pêle-mêle produisit le plus belliqueux tintamarre. Les Français s’émurent de plus belle. Trois ou quatre jurons formidables jaillirent à la fois de la chambre bleue, et Droz s’estima fort heureux de rentrer sans plus d’aventures dans son lit, qu’il croyait désormais à l’abri de tout stillicide. — Toc ! toc ! toc ! Les coups, hélas! se pressaient plus que jamais, et, jetant les mains autour de lui, l’horloger constata que ses draps de lit, quoique protégés par un édredon, commençaient à s’humecter. Évidemment, le toit ne pouvant être subitement passé à l’état de crible, cette cascade obstinée devait avoir une autre origine. Droz, trouvant à grand’peine le briquet, se procura un peu de lumière, et, remontant des effets à la cause, parvint à découvrir sur le ciel du lit ce qui restait de l’énorme glaçon, fort diminué maintenant. — Canaille! s’écria-t-il indigné en s’efforçant de saisir du bout de ses doigts, qui l’atteignaient à peine, le bloc glissant et mobile. En ce moment, il prit pour s’exhausser de quelques pouces un violent et suprême élan; le baldaquin vermoulu duquel il s’étayait ne put résister plus longtemps, et Droz roula sur le parquet pêle-mêle avec les rideaux de la Westphalen. Ce fut dans un fouillis lamentable d’armes de guerre et de blanches cotonnades que le trouvèrent les deux officiers français, cette fois accourus sur le théâtre de tant d’incompréhensibles tumultes.

Le colonel avait jeté sur son dos une couverture rouge, et tenait à la main un pistolet à deux coups. L’adjudant, svelte et fluet, sautillait dans son caleçon. Tout au fond du couloir se montraient déjà les deux plantons, qui accouraient au bruit dans un appareil des plus succincts. Droz était sur le dos, cherchant à se dépêtrer et jouant des jambes comme un télégraphe de l’ancien système, quand apparut, — court-vêtue, elle aussi, mais toujours imposante, — l’impérieuse femme de charge. La chambrière Hanchen, marchant sur les talons de la mamzelle, regardait par-dessus son épaule, et derrière elle la cuisinière Corlin tâchait de saisir aussi quelques détails de ce curieux tableau. — Bonsoir, mon colonel!.. Ces mots, prononcés par Droz, qui venait enfin de se relever, rompirent le silence de stupéfaction que gardaient les nombreux acteurs de ce drame nocturne.

Le colonel pour toute réponse regardait Droz, l’adjudant regardait le colonel. Tous deux se demandaient évidemment ce que