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pouvait faire là ce Français à eux inconnu dont l’uniforme jonchait le parquet. Droz, chez qui la véracité n’était pas une vertu dominante, leur parlait de Iéna et de Marengo en homme qui avait puissamment contribué au gain de ces deux grandes batailles. Par malheur, ses interlocuteurs ne le croyaient guère, et mamzelle Westphalen elle-même, honteuse de l’entendre mentir à dire d’experts, finit par le réprimander aigrement. Du même coup, elle voulut entrer dans quelques explications; mais à peine les avait-elle entamées que le colonel, déjà fort égayé, l’interrompit en riant. — Mademoiselle, dit-il en très pur allemand, je ne vois pas pourquoi vous vous obstineriez davantage à estropier le français. La langue que vous parlez habituellement est aussi la mienne. Servons-nous-en, si vous l’avez pour agréable. Je m’appelle von Toll, et je suis né en Westphalie.

— Je m’appelle Westphalen, repartit la femme de charge, et cette coïncidence me paraît de bon augure... Mille pardons, ajouta-t-elle avec une révérence que ses jupons courts rendaient assez grotesque, seriez-vous parent de Toll, notre aubergiste, celui qui tient les relais de poste ?

— Je n’ai point cet honneur, répondit le colonel avec une pointe d’ironie; mais il ne fait pas assez chaud pour prolonger ici la conversation. M. Droï, puisque vous l’appelez ainsi, me paraît être un déserteur de l’armée française. Il faut donc qu’il reste gardé à vue par mes deux hommes. Il faut aussi que je retrouve le cavalier auquel ce sabre et ce casque appartiennent. Nous vaquerons demain à ces éclaircissemens. En attendant, mademoiselle, permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit....

La Westphalen, à la grande joie des assistans, accueillit par une seconde révérence les courtois propos du colonel, puis elle disparut, ainsi que les deux suivantes, laissant herr Droï au pouvoir de l’ennemi, et toute marrie qu’il se fût dégradé à ses yeux par tant de mensonges déraisonnables. Quant à l’amtshauptmann, il dormait du sommeil du juste, à l’autre extrémité du schloss, ne se doutant guère de tout ce qui se passait chez lui.


IV.

Le lendemain matin, le meunier de Gielow s’éveilla tout endolori et la tête emplie de bourdonnemens. Sa femme s’étonna de l’entendre déblatérer contre le vin rouge et réclamer en même temps un Français dont jamais elle n’avait ouï parler. — Où est Friedrich? s’écria-t-il bientôt à bout de patience. Je ne paie pas un domestique pour qu’il dorme la grasse matinée. — Personne ne put tout d’abord le renseigner sur l’absence du garçon meunier, qui ne