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besoin de l’y convier, accompagnait Droz à la prison de ville, où le pauvre horloger se rendait avec une terreur visible et par des rues encombrées de chevaux, de charrettes, de soldats, de fourgons et d’artillerie. En ce désordre, notre gamin fut abordé par l’honorable rathsherr Herse, lequel était mon oncle, et de plus un patriote premier numéro, — curieux du reste comme une vieille demoiselle, et abritant plus de secrets que la porte de la prison devant laquelle il interpellait maître Fritz. Bien longtemps après la mort du terrible empereur, j’ai reçu de mon oncle l’aveu confidentiel qu’à l’époque dont nous parlons il faisait partie de la grande société connue sous le nom de Tugendbund. On aurait pu le deviner en le voyant, toutes les fois qu’il était en compagnie, tracasser du bout des doigts une longue chaîne de montre tressée en cheveux blonds, — ceux de la tante Herse étaient d’un noir de jais, — et porter à son annulaire une bague de fer d’un poids formidable. D’après ce qu’il m’a dit en temps et lieu, c’est-à-dire beaucoup plus tard, ces cheveux étaient ceux d’une héroïne rasée pour avoir conspiré l’affranchissement de l’Allemagne, et l’anneau de fer lui avait coûté une superbe chevalière en or. — C’est égal, ne parlez jamais à personne de ces détails, prenait-il soin d’ajouter; je ne veux pas alimenter les commérages publics. — Jugez par là s’il devait se taire sur bien des choses alors que la présence de l’ennemi lui faisait une loi du silence.

Au surplus, il voyait de très haut s’agiter à ses pieds, — absorbant les soins et le temps de mon pauvre père, — les menues affaires de la commune. Pendant que ce dernier prenait laborieusement des arrêtés de police rurale ou veillait à l’entretien des routes voisines, le rathsherr Herse, oublieux de ses devoirs municipaux, donnait des ordres à Kutusof et à Czernichef, félicitait Yorke de sa trahison si opportune, et blâmait Bulow de marcher directement sur Berlin. N’eût-il pas mieux valu faire un à-droite vers Stemhagen et tomber sur les flancs de Bonaparte? Au moment où Fritz Sahlmann allait bonnement lui expliquer comment Droz se trouvait prisonnier : — Taisez-vous donc, étourneau, interrompit brusquement le rathsherr. Voulez-vous attirer sur vous une sentence capitale? Cet horloger est perdu; je ne donnerais pas un groschen de sa peau. Nul doute en effet que le meunier et son garçon n’aient éliminé ce chasseur français.

— Le meunier est bien trop brave homme, hasarda Fritz, étonné de cette certitude.

— Lui ou son garçon. Friedrich est Prussien... Sais-tu ce qu’on entend parce mot : Prussien?... Laisse donc là tes airs effarés!.. Tu ne supposes pas, j’imagine, que je vais te mettre au courant