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n’est pas la plus dangereuse des solanées, il faut bien se garder de croire cependant qu’elle soit inoffensive. Choisissons au hasard quelques exemples. Voici neuf individus frappés d’aphonie et agités d’un horrible délire pour s’être partagé un bouillon où avaient cuit quelques fragmens de racine de jusquiame. Tandis que les uns, enflammés d’une fureur insensée, devaient être mis hors d’état de nuire comme de véritables bêtes féroces, les autres riaient d’un rire convulsif dont l’expression sardonique a été maintes fois observée dans les empoisonnemens par les solanées. Après leur rétablissement, tous ces malades voyaient les objets non-seulement doubles, ce qui arrive généralement, mais encore teintés d’une couleur écarlate. Wepfer raconte l’histoire d’un empoisonnement causé par une salade de jusquiame qu’on avait confondue avec des racines de chicorée. Les victimes furent les bénédictins du couvent de Rinhow. Si l’accident n’eut pas de suites mortelles, il n’en fut pas moins accompagné de circonstances dramatiques. Après le repas, c’était le soir, chacun des moines retiré dans sa cellule s’endormit sans défiance; mais ce sommeil fut de courte durée. Tous les symptômes d’empoisonnement commencèrent à se manifester, violentes douleurs d’entrailles, ardeurs inextinguibles de la gorge, défaillances, vertiges. Minuit sonna; c’était l’heure des matines. Quelques moines se rendirent à la chapelle, mais jamais cérémonie religieuse ne réunit de plus étranges adorateurs. Les uns, les yeux appesantis, ne pouvaient ni lire ni réciter leurs prières, d’autres voyaient sur les pages de leurs livres les mots courir et se poursuivre comme des fourmis fantastiques qu’ils s’efforçaient vainement de jeter à terre, les autres mêlaient à leurs oraisons les commentaires les plus inattendus. Ces désordres continuèrent toute la nuit, et le matin encore le frère tailleur, qui avait eu le courage de se remettre à son travail, s’épuisait en vaines tentatives pour enfiler les trois aiguilles que lui montraient ses yeux dilatés et hagards. Une autre histoire est celle de l’équipage de la corvette française la Sardine, qui en 1792 croisait devant les côtes de la Morée. Quelques matelots rapportèrent un jour à bord une assez grande quantité de jusquiame blanche dont on fit une soupe. Peu d’heures après, l’équipage, saisi de vertiges et de convulsions, se livra sur le pont à toutes les folies imaginables. On tira le canon pour appeler du secours, mais les médecins qui arrivèrent eurent toutes les peines du monde à administrer des remèdes à cette bande d’insensés. Citons encore les sensations extraordinaires éprouvées par une femme qui avait avalé un bouillon préparé avec la même solanée. Elle se sentait comme soulevée loin du sol, puis il lui semblait que sa tête s’était détachée des épaules, et qu’ainsi séparées, mais toutefois rat-