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qu’on le mène avec des mots vides, et que ses longues condescendances ne sont pas payées de retour. On a fait pour les ouvriers loi sur loi dont ils ne savent gré à personne, où sont les lois rurales et quel enthousiasme tiendrait devant ce rapprochement ? Oui, mais ces hardiesses auraient-elles le champ libre, et le gouvernement se laisserait-il discuter à ce point ? Probablement il en épargnera le scandale aux campagnes, tandis que toute latitude est donnée dans les villes aux énergumènes et aux insensés. Les lois qu’il inspire sont si pleines de contradictions, si rembourrées de tolérances de police, qu’on en peut faire sortir le pour et le contre indistinctement. D’ailleurs l’isolement des groupes sera toujours un obstacle que peu de candidats affronteront. Aux conditions qu’on a vues et qu’imposent la loi et la nature des lieux, il ne restera sur les rangs que les plus intrépides. Les postulans abonderont, c’est une occasion décente pour les amours-propres, un petit nombre sera en condition de réussir. Le gouvernement n’aura donc pas pour cette fois un assaut décisif à soutenir ; à moins de surprises, il n’est pas sérieusement menacé.

Ce qui l’est davantage, c’est le crédit du suffrage universel. Évidemment il est en baisse sensible. On l’a flatté comme on flatte un maître, on a dépensé beaucoup de talent avec l’espoir de l’amollir. Le suffrage universel ne désarme pas si aisément ; il est resté ce que ses instincts le font, un peu farouche et difficilement éducable. Quelqu’un a dit de lui qu’il ne serait jamais que de deux choses l’une, ou séditieux ou servile. C’est jusqu’ici le mot le plus juste ; ni les faits ni les paroles ne l’ont démenti, et plus nous allons, plus les paroles sont significatives. On le verra à courte échéance, à en juger par les symptômes actuels. Il n’y aura de chances devant le scrutin qu’à la condition de servir des passions violentes ou d’insatiables intérêts. Tout ce qui sera suspect de modération ou de désintéressement sera broyé entre les deux extrêmes. S’il en est décidément ainsi, s’il est dans la nature du suffrage universel d’osciller dans l’alternative où on le renferme, que de bouleversemens cela promet aux nations qui lui ont livré leurs destinées presque sans espoir de retour ! On en attendait des merveilles, par-dessus tout l’indépendance et la stabilité : l’indépendance, on voit ce qu’il en fait ; la stabilité, on voit quelles garanties il lui prépare. On en arrive toujours là quand on demande aux institutions plus qu’elles ne peuvent donner, et aux hommes plus que leur infirmité ne comporte.


LOUIS REYBAUD.