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un malheureux penchant à se précipiter sur les questions difficiles et insolubles, à déserter le terrain sur lequel on pourrait lutter avec avantage pour se jeter dans les manifestations et les protestations. On cède à une inspiration du moment, on suit un mot d’ordre venu on ne sait d’où. Et voyez où tout cela peut conduire : cette souscription Baudin, si parfaitement légitime en elle-même, peut avoir cependant de curieuses conséquences. Si, comme on l’a dit, le représentant du peuple tué le 3 décembre ne faisait qu’exécuter un décret de l’assemblée nationale au péril de sa vie, il s’est personnellement honoré sans aucun doute ; mais alors voilà une assemblée de sept cents membres singulièrement empressée à défendre d’une manière active des droits pour lesquels un seul représentant se dévoue ! Ce qu’a fait Baudin tourne dans ce cas contre ceux qui ne l’ont pas imité. Vous élevez un monument, l’acte le mérite, nous ne le contestons pas ; seulement-, en inscrivant sur ce monument la dernière parole exhalée des lèvres de la victime, vous rappelez tout à la fois le sacrifice de l’homme et l’indifférence du peuple qui l’entourait. Et voilà comment, sans y prendre garde, on risque de s’engager dans des contradictions dont le résultat est d’embarrasser nos luttes actuelles de ressentimens propres à tout compliquer. Que les partis s’honorent dans leur passé, dans ceux qui les ont servis, c’est le plus légitime des sentimens ; mais il faut bien songer aussi que dix-sept ans se sont écoulés, que depuis ce temps est née une France nouvelle, qui ne peut rien à tout cela, qui veut être libre parce qu’elle en a le droit, sans se laisser enchaîner à des souvenirs, et qui en définitive se fatigue de voir ses destinées jouées sans cesse à pile ou face par les prépotens de réaction et les prépotens de révolution. C’est la France libérale d’aujourd’hui ; c’est à elle qu’il faut parler sans prétendre faire peser sur elle le poids de toutes les fatalités du passé, en lui enseignant sans doute le respect du droit, en la prémunissant contre le fanatisme des coups d’état, mais en lui montrant aussi comment ces coups d’état deviennent quelquefois presque faciles, comment ils peuvent être préparés par ceux-là mêmes qui protestent ensuite, et qui auraient mieux fait de les rendre d’avance impossibles.

Voilà la cause que nous avons à servir, la cause sérieusement libérale, indépendante des formes et des passions avec lesquelles on l’identifie trop souvent. Le danger des abus d’autorité, nous ne le méconnaissons certes pas, nous l’avons assez fréquemment sous les yeux ; mais il y a un danger tout aussi redoutable, quoiqu’on soit naturellement moins porté à s’en préoccuper : c’est celui d’opposer aux pouvoirs qui abusent un esprit qui n’est point du tout libéral, qui ressemble étrangement lui-même à de l’absolutisme. On justifie ces pouvoirs et on leur donne des armes nouvelles. Rien n’est plus rare que le vrai sentiment libéral, et quand nous nous demandions si ce sentiment est en progrès ou s’il rétrograde, c’est