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Certes je ne voudrais pas peindre le sort des esclaves sous des couleurs trop riantes. Je n’oublie pas que la loi leur était contraire, et je sais que, lorsqu’on n’est bien traité que par faveur, quand on n’a point de droits à invoquer pour protéger son honneur et sa vie, on est toujours dans une situation très malheureuse. Je sais aussi que tous n’étaient pas regardés comme des fils de la maison, et que leurs maîtres ont été souvent pour eux sans pitié. Domitius tuait ses affranchis quand ils refusaient de boire autant qu’il le voulait, — c’était le père de Néron ; — Védius Pollion jetait ses esclaves aux murènes lorsqu’ils avaient brisé quelque vase précieux. Ces cruautés horribles sont connues de tout le monde par le privilège qu’a le mal de faire plus de bruit que le bien ; cependant je ne crois pas qu’elles aient été aussi fréquentes qu’on le suppose. Sans doute le maître avait le droit de mettre à mort son esclave, mais on peut affirmer qu’il n’en usait guère. L’intérêt s’unissait à l’humanité pour le lui défendre. Loin de le tuer, nous voyons que d’ordinaire il le ménage comme un capital qu’on ne doit pas exposer. Varron a grand soin de recommander à son fermier, quand il a quelque travail dangereux à faire exécuter, par exemple dans les marécages où l’on peut prendre des fièvres mortelles, d’en charger plutôt un mercenaire qu’un de ses esclaves. Si le mercenaire succombe, ce n’est un malheur que pour lui ; si l’esclave meurt, c’est une perte pour le maître. Il est vrai que, si l’on se garde bien de le tuer, on ne se fait pas faute de le battre. Les étrivières jouent un grand rôle dans la discipline de la maison. Un proverbe disait qu’un Phrygien battu devenait meilleur, et on ne négligeait pas ce moyen facile de l’améliorer. « J’entends le bruit du fouet, dit Sénèque, je demande ce que c’est ; on me répond : C’est Papinius qui fait ses comptes. » Il n’avait pas d’autre moyen d’apprendre à ses intendans à bien calculer. Avant de nous trop indigner, n’oublions pas que ce régime s’est perpétué fort longtemps chez nous. Au XVIIe siècle, en pleine civilisation chrétienne et française, les marquis rossaient leurs laquais, et Célimène reproche à Arsinoé « de battre ses gens au lieu de les payer. » Il est bien possible aussi que ces traitemens rigoureux aient été plus facilement supportés que nous ne le pensons. Le mauvais esclave qui s’habituait à mériter les coups s’habituait aussi à les recevoir. Il finissait par s’y faire, et sa bonne humeur n’en était pas trop altérée. On a découvert en faisant des fouilles sur l’Aventin les restes d’une chambre basse qui a dû servir de prison à quelque maison romaine. On y lit encore quelques inscriptions gravées à la pointe par des gens qui y étaient renfermés. En voici une : « Je fais vœu, si je sors d’ici, de boire tout le vin de la maison. » Voilà certes un esclave qui a supporté gaîment la prison. Plaute a donc bien raison de nous représenter les esclaves se mo-