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l’oppression des dahis, on ne songeait pas encore à engager la lutte avec le sultan, et il pouvait arriver telles circonstances où les knèzes, représentans des raïas auprès du réformateur Sélim, auraient besoin de conserver leur influence morale. Qu’ils prissent part à la lutte, rien de mieux, pourvu qu’ils n’eussent pas la direction et par conséquent la responsabilité des événemens. Le jour, — si ce jour funeste devait venir, — le jour où les Serbes vaincus auraient besoin d’un intermédiaire auprès du vainqueur, il fallait que les knèzes fussent en mesure de remplir leur office tutélaire. A qui donc s’adresser, puisqu’on ne pouvait choisir ni un knèze ni un haï-douk ? Kara-George était manifestement l’homme de la situation. Il avait été haïdouk autrefois, et comme tel il devait plaire à la partie la plus guerrière de l’armée ; en même temps c’était un travailleur rustique, un conducteur de troupeaux, et le peuple agricole pouvait se fier à lui. Kara-George hésitait. « Je n’y entends rien, disait-il, ce n’est pas mon affaire de gouverner les hommes. — Nous vous conseillerons, répondaient les knèzes. — Mais je me connais trop, reprenait l’homme simple et loyal, je suis violent, je ne puis me contenir ; si l’on me désobéit, je ne saurai pas rétablir mon autorité par de bonnes paroles, je frapperai, je tuerai… » Les knèzes avaient réponse à tout. « Tant mieux ! dirent-ils ; dans la crise où nous sommes, il nous faut un chef qui se fasse craindre[1]. » Voilà de quelle manière l’énergique porcher de la Schoumadia devint le « commandant des Serbes. » C’est le titre qui lui fut donné dans les premiers actes revêtus de son sceau : commandant serbje. Plus tard, quand d’autres chefs investis de pouvoirs subalternes eurent formé une sorte de féodalité militaire, il prit le titre de chef suprême, verhovni voschd, afin de maintenir et de marquer son rang.

Cependant les dahis, retranchés dans les forteresses, appelaient de tous côtés des auxiliaires. Au premier bruit du soulèvement des Serbes, une troupe d’environ mille cavaliers venait de pénétrer dans la Schoumadia ; c’étaient des kridschales, espèce de condottieri musulmans qui s’étaient organisés pendant les derniers troubles, et qui dans la guerre des dahis et des pachas avaient offert leurs services au plus offrant. Anciens adversaires des dahis et sans

  1. J’emprunte les principaux élémens de cette étude à l’intéressante narration de M. Léopold Ranke. Sur un grand nombre de points, ces renseignemens sont du plus grand prix. M. Ranke dit simplement que son livre a été écrit d’après des papiers et des communications serbes (aus serbischen Papieren und Mittheilungen). Nous savons aujourd’hui, grâce aux révélations de M. Kanitz, que les faits et les dates ont été fournis à l’historien allemand par M. Vouk Stefanovitch Karadjitch, l’illustre investigateur des traditions nationales, celui à qui l’on doit la collection des Pesmas. On ne saurait marcher sur un terrain plus solide.