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s’établit en Autriche. Le futur prince des Serbes, en vrai fils de la Schoumadia, eut beau être un excellent garde forestier dans les forêts allemandes, les forêts natales le rappelaient, la Schoumadia redemandait son enfant. Il revient ; le voilà pâtre, le voilà éleveur et marchand de porcs. Bientôt les dahis veulent exterminer les Serbes… On sait le reste.

Pendant les grandes luttes que nous avons racontées, tout révélait en lui un homme extraordinaire. Il était taciturne et méditatif avec une promptitude d’action sans pareille. M. de Lamartine, qui a recueilli à Belgrade d’intéressans souvenirs complétés par les notes d’un autre voyageur français, M. Alphonse de Caraman, écrit ces mots sur Kara-George : « quand il n’était animé ni par le vin, ni par les coups de fusil, ni par la contradiction dans les conseils, on le voyait souvent rester une journée entière sans proférer une parole. » Et il ajoute : « Presque tous les hommes qui ont fait ou qui sont destinés à faire de grandes choses sont avares de paroles. Leur entretien est avec eux-mêmes plus qu’avec les autres ; ils se nourrissent de leurs propres pensées, et c’est dans ces entretiens intimes qu’ils puisent cette énergie d’intelligence et d’action qui constitue les hommes forts : Napoléon ne devint causeur que quand son sort fut accompli et quand sa fortune fut à son déclin[1]. » M. Ranke avait dit quelque chose de semblable avec des détails plus expressifs encore. « On le voyait, dit-il, assis pendant des journées entières, silencieux, pensif, et mangeant le bout de ses ongles. » Devenu prince, il resta aussi simple qu’à l’époque où il conduisait les troupeaux de porcs dans les forêts de la Schoumadia. Dès qu’il était libre de quitter Belgrade, il retournait au village, et reprenait sa vie de paysan. Ses momkes se transformaient en valets de charrue, il labourait avec eux, ou bien, armé de la pioche et de la serpe, de la pelle et de la faux, il creusait les fossés, taillait les arbres, fauchait les prés, endiguait les torrens. Dans un pays si longtemps étouffé par la barbarie musulmane, les cultivateurs ont besoin de savoir plus d’un métier ; le prince des Serbes avait la main à tout. C’est en cerclant un tonneau qu’il gâta un jour je ne sais quelle décoration russe attachée à son vêtement. A Belgrade, comme à Topola, il portait toujours le même costume de paysan serbe, le pantalon bleu, la courte pelisse flottante, le bonnet de martre noire. Sa fille, la fille du prince, allait puiser de l’eau à la fontaine avec les femmes du village. Chez lui comme chez les siens, on retrouvait en toute chose les instincts de la race agricole, l’amour du travail, la vie sobre, l’attachement à la terre et aussi

  1. Lamartine, Voyage en Orient. Voyez dans l’édition de 1859 le chapitre intitulé Notes sur la Serbie.