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tillon de la politesse française eut bientôt fait place vide aux abords de la colonne. Seul l’inspecteur Bräsig, adossé à un arbre, continua de fumer tranquillement sa pipe, donnant ainsi le change aux soupçons.

Les trois autres prisonniers reçurent aussitôt double garde, et furent menés jusque sous les murs du vieux moulin qui donnait son nom à la montée. Là, moins exposés à la pluie et assis dos à dos sur une meule rompue, ils discutèrent les conséquences de l’évasion du burmeister. L’opinion de la majorité paraissait être que cet événement, heureux en lui-même, les privait en revanche d’une utile direction et d’une influence favorable. Le rathsherr seul ne semblait point de cet avis. — Pour ce qui est des affaires civiles, disait-il avec une réserve discrète, les conseils du burmeister peuvent avoir leur prix ; mais, dès qu’il s’agit de guerre, je crois que, lorsque je suis là, vous n’avez rien à regretter. Vous verrez au surplus, et je ne vous dis que cela... Meunier Voss, ajouta-t-il après un temps de réflexion laissé à ses auditeurs, à quelle idée correspond pour vous la vue de ce moulin ?

— Dame, repartit l’autre, je ne sais pas. C’est un vieux moulin qui aurait besoin de réparations. On ferait bien au printemps d’y mettre des ailes neuves.

— En ceci, vous avez raison, dit le boulanger.

— En ceci, je dis qu’il a tort, interrompit impérieusement le rathsherr. L’idée que ce moulin doit inspirer à tout patriote est celle d’y mettre le feu pour qu’il serve de signal, quand le moment sera venu, aux populations insurgées. Il deviendra ainsi un phare de liberté... Vous voilà bien ébahis, n’est-ce pas ? Eh bien ! la preuve de votre ignorance est toute trouvée, puisque vous ne savez même pas ce que c’est qu’un phare. Le bourgmestre ne vous aurait jamais suggéré une idée aussi lumineuse.

— Ah ! pour cela, non, dirent en chœur le meunier et le boulanger.

— Donc il n’en sait pas aussi long que votre serviteur, reprit le rathsherr, frappant orgueilleusement sa poitrine. Si j’étais à ma véritable place, vous ne me verriez point avec vous, mes chers amis. Je serais en face du roi de Prusse, dans son cabinet. Il est bien empêché, le pauvre homme, bien embarrassé de se créer des ressources. Je lui en aurais vite procuré, s’il s’adressait à moi. — « Sire, lui dirais-je, donnez-moi vos pleins pouvoirs, — licentia poetica, pour me servir d’une expression latine. — Rathskerr, les voici, me répond sa majesté. » Je mande aussitôt à Berlin tous les Juifs du royaume. On les rassemble par mon ordre dans la cour du palais, que je fais cerner par des grenadiers. — « Vous êtes tous