Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/639

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout aussi bien fait. — Mais le rathsherr Herse protesta contre cette opinion hasardée ; le meunier, selon lui, n’entendait rien à ces sortes d’affaires, et l’idée de Fieka lui semblait au contraire si triomphante que lui-même, — lui, le rathsherr, n’en aurait pu concevoir une meilleure. Le boulanger voyait aussi arriver avec enthousiasme un renfort de pâtisseries et de saucisses. Tous en un mot étaient ravis de continuer leur route en voiture au lieu de patauger indéfiniment dans les boues tenaces de leur cher Mecklembourg. Mon oncle s’adjugea naturellement les effets envoyés à mon père. La parenté l’y autorisait, et aussi la qualité de collègue municipal. Seulement il ne pouvait endosser des vêtemens taillés pour un homme beaucoup moins corpulent que lui, et maudissait la maigreur — volontaire, prétendait-il, — que le bourgmestre s’infligeait à l’aide d’un régime par trop sobre. Le problème fut résolu finalement par une combinaison qui consistait à mettre simultanément deux habits, l’un sur le dos, en dolman, et sans passer les manches, l’autre sur la poitrine. Le rathsherr, ainsi vêtu, ressemblait assez à une huître entre ses deux écailles. Le meunier n’avait endossé qu’avec force scrupules le carrick à sept collets dont L’amtshauptmann lui avait concédé l’usage. Ce mémorable surtout lui semblait inséparable de l’administrateur sur les épaules duquel il l’avait admiré longtemps, et, si après s’en être affublé il s’était trouvé par hasard devant une glace, le bonhomme se serait certainement salué avec le plus profond respect.

Chacun s’étant installé à son tour, il ne restait plus à pied que Heinrich Voss. — La plaisanterie serait un peu forte, dit le meunier, si nous laissions dans la boue le propriétaire du chariot. Allons, Fieka, serrez-vous contre moi, nous trouverons bien moyen de le caser ; mais Heinrich ne voulut jamais souscrire à cet arrangement, et préféra marcher à côté des chevaux, s’arrangeant toujours de manière à ne pas perdre de vue la jolie voyageuse, qui de son côté ne pensait guère qu’au dévoûment et à l’abnégation de ce cœur fidèle. Elle y pensait si bien qu’elle tressaillit de surprise, l’ayant un moment perdu de vue, lorsqu’elle entendit à son oreille une voix tendre qui lui demandait si elle avait froid... — Froid ! répondit-elle, sans trop songer à ce qu’elle faisait ; tenez, jugez-en par vous-même. Voyez comme mes mains sont brûlantes !

Nos voyageurs discutaient maintenant le contenu de la grande corbeille placée à l’arrière du chariot. Le rathsherr, tenant d’une main un pain au lait, de l’autre une saucisse, s’abandonnait, plus loquace que jamais, à ses inspirations oratoires. — Voyons, maître Witte, disait-il, nous voilà justement devant l’auberge de la Bremsenkranz… Si les suppôts de l’ogre corse avaient conservé l’om-