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pays, c’était par eux qu’il fallait obtenir justice, c’était dans leurs rangs qu’il fallait chercher des soldats pour la cause des états du sud. Peut-être ne serait-il pas impossible aux anciens maîtres de regagner la faveur de leurs esclaves affranchis, et de leur donner une organisation puissante qui tînt en respect celle des radicaux.

Le succès fut d’abord plus grand qu’on ne l’aurait pensé. Dans toutes les grandes villes des états du sud, des clubs démocrates noirs s’organisèrent en opposition aux clubs radicaux. Des orateurs noirs enrôlés au service des démocrates coururent les campagnes, convoquant partout des barbacues[1] où ils appelaient à la fois les blancs et les noirs. A la Nouvelle-Orléans, le club démocratique noir fut bientôt assez fort pour se permettre de parcourir les rues avec torches et bannières en chantant des refrains contre les radicaux. Partout s’engagea une lutte acharnée pour la possession des électeurs noirs. Un jour, les démocrates avaient invité les noirs à un grand barbacue qui devait se tenir à Lagrange, dans l’état d’Arkansas ; les radicaux firent croire à ces pauvres gens qu’on voulait les empoisonner. Une autre fois les démocrates tenaient un meeting sur la grande place, de Richmond, et exhortaient les hommes de couleur à venir les entendre. Leur chef Hunnicut les rassembla dans la salle de la loyal league, leur fit jurer d’empêcher toute réunion des démocrates et de déchirer toutes les bannières de Seymour et Blair ; ils sortirent en foule, coururent au meeting, l’interrompirent de leurs huées. Jetèrent des briques au général Ould, qui parlait, et provoquèrent les blancs à des représailles qui mirent fin à tout essai d’union. En Géorgie, les nègres eux-mêmes, excités les uns contre les autres, se battirent plus d’une fois entre eux. Le pauvre noir, naguère si humble et si méprisé, était devenu l’objet d’une compétition furieuse entre ceux qui avaient été ses maîtres et ceux qui se vantaient de l’avoir affranchi ; c’était à qui lui ferait le plus d’avances, à qui inventerait les moyens les plus ingénieux pour le capter, à qui s’en ferait un instrument pour son ambition ou pour sa vengeance, et dans ce combat d’influence dont il était lui-même le prix, l’avantage ne restait pas toujours à ses amis les plus zélés.

Les démocrates employaient aussi d’autres armes. Si les radicaux passaient avec raison pour des oppresseurs aux yeux des hommes du sud, il faut avouer que leur existence commençait à devenir difficile, et qu’il leur fallait un certain courage pour occuper ce poste dangereux. Sans doute ils étaient les maîtres des gouvernemens artificiels qu’ils avaient donnés aux états du sud ; c’était dans leurs mains qu’étaient rassemblés tous les pouvoirs légaux ; ils

  1. C’est le nom donné dans le sud à ces grands meetings en plein, air qui se tiennent dans les campagnes, au milieu des forêts.