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avaient dicté les constitutions qui les régissaient à cette heure ; ils siégeaient avec leurs créatures et leurs janissaires noirs dans les législatures qu’ils avaient fait élire. Ainsi l’on racontait plaisamment qu’un des membres du sénat de la Louisiane et deux membres de la chambre des représentans servaient pendant les vacances à bord d’un des paquebots du Mississipi, l’un comme barbier, les deux autres comme garçons de chambre. Dans l’Alabama, plusieurs des législateurs étaient des domestiques noirs servant dans les hôtels de Montgomery. Ces assemblées, composées de la sorte, n’étaient et ne pouvaient être que des instrumens dociles à toutes les volontés des chefs radicaux. Ceux-ci restaient donc, après comme avant la reconstruction légale, les vrais dictateurs des états du sud ; mais plus leur autorité semblait absolue, plus en réalité leur situation était périlleuse et précaire. Non-seulement la moitié du peuple était en état de protestation permanente contre les gouvernemens qu’ils lui avaient donnés, non-seulement leurs nègres eux-mêmes, jusque-là si fidèles, commençaient à les trahir, mais surtout leurs personnes étaient en butte aux attaques les plus brutales, aux vengeances les plus féroces. On proférait tous les jours contre eux des propos menaçans, on disait communément qu’il fallait leur passer sur le corps pour aller aux élections. Les journaux épuisaient contre eux tout le vocabulaire des injures, on en inventait même de nouvelles, comme si la langue ordinaire n’eût pas suffi à exprimer la haine et le mépris qu’on avait pour eux. On leur avait forgé deux noms bizarres dont la dissonance gutturale et sauvage devait ajouter singulièrement à l’effet des vociférations forcenées des stump-speakers démocrates[1]. On les appelait les carpet-baggers et les scallawags. Les carpet-baggers étaient ces étrangers sans sou ni maille, ces aventuriers venus du nord avec une légère valise où était contenue toute leur fortune, et qui maintenant faisaient la loi aux états du sud, trônaient dans les assemblées, proscrivaient les anciennes familles, ameutaient les affranchis par leurs prédications démagogiques. Les scallawags étaient les hommes du sud qui avaient lâchement trahi leur cause, les mangeurs de feu du temps de la rébellion, devenus les plus acharnés persécuteurs de leurs anciens compagnons d’armes[2]. Contre ces derniers surtout, l’exaspération ne connaissait pas de bornes. « Creusez, s’écriait le Petersburg Index, creusez un tombeau social pour leurs carcasses pourries ; creusez si profond que les tremblemens de terre de dix siècles

  1. Stump-speakers, littéralement orateurs sur une souche.
  2. Carpet-baggers, de carpet’bag, sac de nuit, désigne les gens qui sont venus du nord avec un sac de nuit pour tout bien. Il est impossible d’imaginer un terme de mépris plus fort. Quand à scallawag, nous n’avons pu, malgré toutes nos recherches, découvrir l’étymologie de ce nom étrange.