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C’est nous, ce sont nos droits que le peuple défend.
Bien d’autres, comme nous, ont là-bas leur enfant.
Celui qui ne sait pas faire de sacrifice,
Qu’il reprenne son joug, et que Dieu le maudisse !
Car c’est la folle avoine, avide de terrain,
Qui profite de tout et ne rend pas un grain. »

« Oui, dit la femme, un an !… Depuis toute une année,
Je suis là, misérable, infirme, abandonnée…
Lui, peut-être il est mort, sans amis, sans secours,
Mon pauvre enfant, mon fils !… ma vie et mes amours,
Que je portais aux champs en remuant la terre,
Pour le voir et lui rire, et qui me disait : « Mère,
Lorsque je serai grand, je piocherai pour deux ;
Tu ne feras plus rien, nous serons bien heureux !
Mère, repose-toi. Laisse, que je t’embrasse ! »
Il m’essuyait le front, et je n’étais plus lasse.
Et le soir il voulait porter seul les hoyaux.
« Je suis fort ! » disait-il, courbant son petit dos.
Ah ! c’était le bon temps ! Que me faisaient la peine,
Les chagrins, les soucis que la misère amène,
Le moine et le seigneur qui nous prenaient le pain,
La souffrance du jour, la peur du lendemain ?…
Le mépris des valets, notre cœur le surmonte ;
C’est pour mon pauvre enfant que je buvais la honte !
La honte et les chagrins sont bientôt effacés.
Je le voyais grandir, n’était-ce pas assez ?
Il prenait de la force, et les gens du village
Aux luttes de Saint-Jean admiraient son courage.
Ils disaient en riant : « Jeanne, réjouis-toi,
La fille du bailli va couronner le roi… »
Comme tout me revient !… Mon Dieu, quelle souffrance !… »

« Nous devons, dit le vieux, notre sang à la France.
C’est notre mère à tous ; elle a bâti sur nous
Sa force et sa grandeur, dont le monde est jaloux.
Les nobles autrefois allaient seuls à la guerre ;
Aujourd’hui je suis noble, et je défends ma terre.
Aurais-je moins de cœur qu’un prince ou qu’un baron ?
Ne serais-je Français et libre que de nom ?
Faudra-t-il envoyer un duc pour me défendre ?
La servitude alors ne peut se faire attendre ;
Celui qui me défend est déjà mon seigneur,