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Et l’on voyait courir, comme des fourmilières,
Les manans, les vilains sortant de leurs tanières
La hache sur l’épaule, et brandissant leurs faux
À la rouge lueur des couvens, des châteaux !
Quel temps ! quelle misère ! et depuis que d’alarmes !…
Les Bretons soulevés, le pays tout en armes,
L’Europe qui sur nous épuise ses soldats,
La tribune qui tonne au milieu des combats,
La patrie en danger et la guerre civile
Qui marque les suspects, poursuit, condamne, exile,
Immole à la vengeance, et non pas au devoir,
Les partis tour à tour renversés du pouvoir !
Que de crimes commis au nom de la justice !
Que d’esprits éminens dévoués au supplice !
Tout saigne et se confond dans un vaste tombeau ;
Le cœur de la patrie est aux mains du bourreau !…

Il le fallait, hélas ! Le soc impitoyable,
En creusant son sillon, enterre dans le sable
L’ivraie et le bon grain, le chardon et la fleur :
Tout périt pour renaître ou plus grand ou meilleur !
Ne plaignons pas le sort du juste qui succombe,
Sa force et sa vertu renaissent de la tombe.
C’est au prix de son sang que la postérité
Doit recueillir un jour la sainte liberté.
Cela suffit. Qu’importe où sa cendre repose ?
Il est beau de mourir pour une juste cause.
Le reste n’est qu’un songe, et c’est avoir vécu
Que d’affirmer le droit, même en tombant vaincu.


Erckmann-Chatrian