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groupant autour de l’empereur, les collègues de M. Émery, qui appréhendaient que sa franchise ne lui eut déplu, le supplièrent de l’excuser à cause de son grand âge. « Vous vous trompez, messieurs, répondit-il, je ne suis aucunement fâché contre M. Émery. Il a parlé en homme qui sait son affaire, et c’est ainsi que j’aime qu’on me parle. Il est vrai qu’il ne pense pas comme moi ; mais ici chacun doit avoir son opinion libre. »

Tout le monde était sorti de cette séance frappé de la façon à la fois ferme et mesurée dont un simple prêtre avait su tenir tête à l’homme que personne n’osait plus contredire, mais étonné surtout de la patience avec laquelle l’empereur avait supporté cette contradiction. « Je savais bien que l’abbé Emery avait beaucoup d’esprit, dit tout haut M. de Talleyrand en s’adressant à ses voisins, mais je ne croyais pas qu’il en eût autant. Il a l’adresse de dire la vérité à l’empereur sans lui déplaire. » Napoléon avait gardé une telle impression de la sagesse de l’ancien directeur de Saint-Sulpice que le cardinal Fesch, voulant quelques jours après lui parler d’affaires ecclésiastiques, en reçut cette brusque réponse : « Taisez-vous, vous êtes un ignorant. Où avez-vous appris la théologie ? C’est avec M. Émery, qui la sait, que je dois m’en entretenir[1]. » Toutefois ces dispositions favorables de Napoléon pour l’abbé Émery n’allèrent pas si loin que de vouloir lui permettre de rentrer dans son séminaire. Au cardinal Fesch, toujours imprudent, mais non moins généreux, qui lui demandait cette grâce avec passion pour son ancien directeur de conscience, il se contenta de répondre : « C’est bon, nous verrons plus tard. » Cependant les jours de l’abbé Émery étaient comptés. L’effort qu’il avait fait pour soutenir devant le chef de l’empire une cause sacrée à ses yeux, et qui trouvait alors si peu de défenseurs, avait épuisé ses dernières forces. Il avait trop de perspicacité et de bon sens pour se flatter que l’impression qu’il avait un moment produite sur le chef de l’état pût durer longtemps et détourner les maux qu’il prévoyait pour l’église de France. Son courage personnel n’était pas abattu ; mais il avait perdu toute confiance dans le dénoûment que les prétentions de plus en plus exorbitantes de l’empereur et les complaisances toujours croissantes de ses collègues de la commission ecclésiastique lui faisaient entrevoir. Comme nous l’avons déjà raconté, il ne songeait plus qu’à prendre les mesures nécessaires pour transporter le principal établissement des sulpiciens hors de France, à Baltimore, dans les états libres de l’Amérique du Nord ; mais l’annonce de la prochaine réunion du concile national que l’empereur avait définitivement convoqué pour les premiers jours de juin parut lui por-

  1. Vie de l’abbé Émery, p. 311.