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Genève, y vint avec une foule d’étudians, et transforma l’unique chaire de philosophie en chaire de sciences naturelles. Aussitôt la Genève intelligente s’éveilla en sursaut avec des aptitudes et des curiosités ignorées jusqu’alors ; elle fut comme révélée à elle-même, des essaims de naturalistes apparurent aussitôt. Ainsi commença le beau mouvement scientifique qui devait illustrer Genève au siècle suivant, ainsi s’ouvrit l’école d’où sortirent bientôt Mallet, Tissot, Trembley, Jallabert, Abauzit et les dynasties qui règnent encore aujourd’hui, les Pictet, les Candolle, les Saussure. Ces patriciens ou, si l’on veut, ces notables ne trouvaient pas d’ambitions ni de vanités à satisfaire en leur pays républicain ; ils n’y pouvaient être ni hommes de cour, ni gens d’épée, ni héros de ruelles, et sans efforts, à un certain âge, par droit de naissance, ils arrivaient au pouvoir. Aussi ne savaient-ils que faire de leur jeunesse ; ils s’attachèrent donc à la nature, qui, riche et neuve, ignorée, inépuisable, aux portes de leur petite ville, s’offrait à leurs yeux, se livrait à leurs mains. Bientôt ces études furent plus et mieux que des passe-temps, elles devinrent des devoirs de famille ; le fils, héritant du père, eut un renom scientifique à soutenir, une œuvre importante à poursuivre. Genève acquit un nouveau lustre, et Voltaire eut beau rire : ce fut un spectacle frappant en face de la France des Pompadours que ce pays de bonnes mœurs gouverné par des hommes de science.

Calvin y perdit cependant, l’école s’éleva plus haut que le temple ; les meilleurs esprits, en devenant naturalistes, cessèrent d’être orthodoxes ; la religion resta pourtant dans les cœurs, et sut opposer un bouclier de bronze aux flèches aiguës qui partaient de Ferney. M. Saint-René Taillandier a raconté cette lutte ici même à propos des lettres de Moultou[1]. Cependant les Moultous, qui étaient alors assez nombreux, devaient tôt ou tard se rapprocher de Voltaire. Dès 1730, une femme de cœur, Mlle Huber, avait attaqué l’éternité des peines et défendu la religion naturelle. On le voit, la profession de foi du vicaire savoyard n’était rien moins qu’une chose nouvelle ; si elle fut condamnée, c’est qu’elle exprimait trop librement la religion courante à Genève et ailleurs au dernier siècle et peut-être encore aujourd’hui.

Tout ce mouvement fut arrêté par la révolution et l’occupation françaises. Genève alors languit et déchut ; elle perdit en quinze ans le tiers de sa population. Ses meilleurs citoyens s’étaient enfuis ; ceux qui étaient restés cependant avaient su résister à l’invasion et l’empêcher de devenir une conquête. La France avait

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1864.