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horreur pour les généralisations ne venait pas uniquement de leur modestie. Les spéculations scientifiques peuvent conduire à des théories qui ne sont pas toujours d’accord avec les affirmations des livres saints. C’est peut-être par la même raison que certaines sciences, la physiologie par exemple, ont été prudemment négligées à Genève. Sans méconnaître les services rendus par les Marcet, les Chossat, les Prévôt, et plus récemment par M. Thury, l’auteur d’une séduisante Théorie de la loi de production des sexes, on peut dire que la physiologie n’est pas, comme la géologie, la physique et la botanique, une des études favorites des Genevois. Ne serait-ce point parce que cette science est la moins orthodoxe de toutes ? Ce n’est pas que les naturalistes genevois appartiennent tous à la plus stricte orthodoxie. Il en est plusieurs qui pensent très librement ; seulement ils pensent ainsi pour eux-mêmes. Quand ils passent du cabinet de travail à la chambre commune, où les femmes, les parens ecclésiastiques, les jeunes gens à marier, parlent avec chaleur du dernier prêche, les savans se gardent bien d’émettre leur avis sur les miracles de Josué ou de Jonas. Cependant il y a progrès en franchise et en tolérance ; les questions ardentes peuvent être posées dans la cité de Calvin sans rallumer les bûchers où l’on brûlait autrefois les livres et même les hommes. Les savans font corps et vivent ensemble. La science règne encore à Genève, bien qu’elle n’y gouverne plus.

La littérature est moins heureuse. Le groupe des chansonniers dont nous parlions plus haut s’est dispersé, la plupart d’entre eux sont morts. Avec eux a disparu cet esprit à la fois local et voltairien qui avait molesté si plaisamment la vieille Genève. Tœpffer, esprit très genevois relevé par une âme d’artiste, humoriste charmant, parfois bouffon, souvent ému, a emporté avec lui son franc rire et sa poésie sincère. On ne retrouve plus guère la vieille et bonne saveur du cru que dans un petit recueil rabelaisien, les gros et menus Propos du peintre Hornung. Cet écrivain attardé est le dernier Genevois ; ses concitoyens ont pris l’accent anglais ou allemand, ils appartiennent plus ou moins aux littératures étrangères. M. Petit-Senn, émiettant son esprit en bluettes et en boutades, recommence Vauvenargues et Chamfort ; M. Henri Blanvalet peint avec émotion de jolies scènes d’intérieur d’après les Souabes, tandis que M. Albert Richard embouche la corne des vieux Suisses et sonne la fanfare de Morat. Parmi les plus jeunes, M. William de La Rive admire beaucoup l’Angleterre, mais à ses heures de verve il est bien de Paris. M. Marc Debrit est un méridional qui a étudié avec soin. l’Italie contemporaine. Moins Genevois encore est M. Victor Cherbuliez, que nous n’avons point à présenter aux lecteurs de la Revue. Il n’y a donc pas de groupe littéraire à Genève, il n’y a que