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Si vous entrez jamais à Notre-Dame de Bruges, arrêtez-vous cinq minutes, — pas davantage, — devant l’Adoration des Mages de Seghers. Oh ! que cela est plaisant à l’œil, agréable à voir ! mais c’est votre œil seul qui regarde cette jolie chose ; votre âme, qui est d’essence plus dédaigneuse, ne prend pas la peine de se mettre à sa fenêtre. Et puis, lorsque les choses sont trop abondantes, il faut choisir entre elles, même quand celles sur lesquelles on se tait auraient une signification morale. Il nous serait agréable, par exemple, de parler de la table de communion sculptée par Kerckx qui se voit à l’église de Saint-Jacques d’Anvers. Rarement les sentimens particuliers à la dévotion, l’onction ecclésiastique, la douceur des pratiques religieuses, cette certaine pureté voluptueuse qui est l’âme des habitudes de piété, et qui pour la finesse du plaisir moral dépasse, et de beaucoup, les plus pénétrantes émotions des sens, ont été mieux rendus que dans ces délicates sculptures. Les divins préparateurs de cette hostie sainte qui dans le langage mystique s’appelle le pain des anges sont figurés là par d’adorables enfans portant qui les gerbes d’où le pain sera tué, qui le panier qui les renferme. Le ciseau du sculpteur a rivalisé de mollesse avec les pinceaux de l’école de Rubens et de mignardise mystique avec les artistes de n’importe quel art dans n’importe quel pays. C’est, dis-je, l’expression de la dévotion même dans ce qu’elle a de plus précieux et de plus aimable ; mais l’examen attentif de cette table de communion mènerait loin, car, en la regardant et en se rappelant les innombrables œuvres où ces sentimens propres à la dévotion catholique ont été exprimés en Belgique, on se dit que le rôle de l’Espagne vis-à-vis de la Flandre a été plus grand peut-être qu’un rôle d’influence ; on découvre une certaine analogie entre la manière de sentir des deux peuples, et l’on s’écrie intérieurement, comme cela nous est arrivé un jour devant je ne sais laquelle de ces expressions d’un mysticisme à la fois charnel et pur, galant et pieux : « Vraiment cette Flandre est l’Espagne du nord. »

Malgré cette nécessité où nous sommes de choisir, nous voulons nous arrêter un instant devant Jordaens, parce que cet artiste nous permet de constater la différence qui sépare un esprit populaire d’un esprit plébéien, différence qui est importante dans toutes les branches de l’activité intellectuelle, et qui est aussi considérable que celle qui existe entre le mot nation et le mot province, ou entre le mot société et le mot caste ou classe. Certes Jordaens est un remarquable artiste ; il a de la force, de la fougue, de la bonhomie, de l’éclat, un coloris qui parfois rivalise avec celui du grand maître d’envers ; mais que la chute est grande lorsqu’on l’aborde en quittant Rubens ! Où sont les larges sentimens que vous ressentiez tout