Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/906

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut être aristocrate forcené, il n’en sera pas moins le miroir vivant de l’Italie tant qu’il y aura une Italie au monde, et les plébéiens des plus basses classes reconnaîtront en lui leurs instincts comme ils ne les reconnaîtront jamais chez les démocrates les plus fougueux. Un Rabelais peut à son plaisir endosser la casaque d’un plébéien et se rouler dans la fange de la pire canaille ; il n’en sera pas moins, selon le mot aussi ingénieux que juste de La Bruyère, un mets des plus délicats, et les Français de toutes les classes retrouveront en lui la gamme entière de leurs sentimens, depuis la note basse de leur joviale trivialité jusqu’à la note haute de ce spiritualisme qui a été l’âme de leur civilisation.

Mais un homme de caste ne connaît rien de cette vaste harmonie d’où naît le génie populaire. Les seules forces actives en lui, ce sont précisément celles que repousse l’homme de génie, les forces de séparation, d’exclusion, d’antagonisme. Il ne rend d’autre musique que celle que rendent les cœurs de sa race, et il ignore le mode de transition par lequel cette musique rejoint celle des cœurs des autres classes. Sa pensée, enfermée dans le moule de l’habitude, cherche instinctivement ce qui sépare plutôt que ce qui unit ; les sentimens qui lui sont chers avant tous, ce sont précisément ceux qui le rendent étranger à ses semblables, et sa condition l’a tellement pétri à sa guise que l’homme accidentel que le hasard a façonné a fini par remplacer l’homme éternel que la nature avait créé.

Tel est Jordaens. Grand artiste dès qu’on ne considère en lui que le métier, il devient artiste secondaire dès qu’on interroge sa pensée. Il pense comme un plébéien, il sent comme un plébéien. Il rapetisse jusqu’à la trivialité tous les sujets dont il s’empare. Entre ses mains, l’Évangile devient une histoire telle qu’aurait pu la raconter une commère de Nazareth ou un artisan de Béthanie. Voici une Adoration des bergers par exemple. Que voyez-vous ? Oh ! un ménage de bien braves gens à qui le bon Dieu a donné un enfant qu’ils adorent avec idolâtrie, et sur la gentillesse duquel de bons voisins se récrient avec extase. La grandeur, la profondeur, la sublimité des scènes du Nouveau-Testament lui échappent absolument, et ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’on ne peut pas mettre cette infériorité sur le compte de l’interprétation démocratique qu’il en a faite. Rubens, Van Dyck, ont traité les mêmes scènes avec le sentiment le plus populaire sans leur rien faire perdre de leur grandeur. On pourrait, il est vrai, avancer que Rubens et Van Dyck ont échappé à cette erreur de Jordaens parce qu’ils sont restés scrupuleusement fidèles au catholicisme national de la Flandre, et faire peser sur l’hétérodoxie de Jordaens, qui finit par se faire calviniste, cette façon par trop plébéienne de traduire les scènes religieuses