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ses magots fumant leur pipe. Ce n’est point un paradoxe de dire que Jean Van Eyck et Hemling contenaient en germe Van Ostade et Gérard Dow, c’est une vérité absolue et irréfutable. Quentin Matsys décida par un coup d’état de son génie que les continuateurs de ces grands maîtres seraient les Rubens et les Van Dyck encore à naître. Il fut le saint Jean-Baptiste de la grande période de la peinture flamande.

Quentin Matsys a empêché l’art flamand de devenir l’art hollandais, voilà la formule à retenir, et qui ne souffre pas plus d’exceptions et de critiques qu’un axiome de mathématiques. Quand vous entendrez les accusations que nous avons signalées et autres pareilles, souriez sans répondre. Quentin Matsys est un géant. Ce mot n’est point une exagération, car Matsys est un de ces êtres privilégiés, nés d’eux-mêmes, et qui réalisent à la lettre ce que la fable racontait des géans qui n’avaient eu d’autre mère que la terre. On l’a quelquefois comparé à cet autre géant, fils de l’Italie, Giotto ; mais, malgré certaines analogies, ni la situation, ni le génie, ni l’œuvre accomplie, ne furent les mêmes. Giotto créa d’un coup et pour jamais non-seulement la peinture italienne, mais la peinture moderne tout entière ; une gloire pareille n’est pas échue au forgeron d’Anvers. Il n’eut pas à créer la peinture flamande, il la transforma seulement, et lui fit faire le pas décisif qui l’engagea dans la route où elle devait aboutir, à Rubens. Quentin est semblable à un de ces poteaux indicateurs qui marquent aux voyageurs les directions différentes à prendre ; c’est le point de bifurcation où l’art commun dans l’origine aux deux pays se sépare pour former deux arts distincts, dont l’un s’appelle l’art flamand et l’autre l’art hollandais. Il porte encore les deux arts en lui, mais comme un carrefour contient deux routes, et non plus profondément et inconsciemment enveloppés comme chez Van Eyck et Hemling. D’un côté, par sa précision, sa minutie, son vif gentiment de la réalité, il prédit la Hollande ; de l’autre, par son art de composition, sa préoccupation du sérieux et du grand, son génie dramatique, il est le précurseur du grand Flamand. C’est à Léonard de Vinci qu’il ressemble plutôt qu’à Giotto. Cette ressemblance surprendra peut-être, et très probablement sera contestée ; elle est cependant, selon nous, singulièrement étroite et profonde. Deux traits surtout plus particulièrement marqués leur sont communs, l’un très connu et sur lequel tout le monde pourra s’accorder sans peine, l’autre très dissimulé, et qui, je crois, n’a pas été observé encore. Au fond, la révolution que ces deux grands artistes accomplirent est la même. Leur innovation à l’un et à l’autre a consisté à faire exprimer la passion par leurs figures. Pour obtenir ce résultat, l’un et l’autre furent obligés de