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Joconde et du Saint Jean, il aime la beauté rare, subtile, pénétrante, singulière, exquise. Qui donc pourrait oublier jamais après l’avoir vue cette tête de Vierge du musée d’Anvers, si blonde, si pâle, d’une maigreur si gracieuse, aux traits effilés en quelque sorte, irrésistible de suavité et exprimant l’angélique fascination de la pureté, comme jamais magicienne n’exprima la fascination de la chair ? Si intense et si subtile à la fois est la pureté empreinte sur ce visage, qu’elle l’anime comme une passion, et qu’elle peut porter le nom de passion ; cette tête est d’une originalité suprême, et donne ce sentiment que laissent les choses précieuses entre toutes, dont l’exemplaire ne sera plus recommencé. C’est exactement la même nature d’impressions que nous éprouvons devant les figures de Léonard, en tenant compte seulement de la même nuance que nous avons indiquée lorsque nous avons constaté que la passion était l’élément nouveau que tous deux avaient apporté dans la peinture. Rares et captivantes comme les figures, de Léonard, les figures de Matsys ne doivent pas leur originalité à ce je ne sais quoi d’équivoque qui fait replier l’âme sur elle-même et la force à s’interroger devant la Joconde et le Saint Jean. Elles restent inaltérablement limpides dans leur singularité. A la Trippenhuys d’Amsterdam, dans les salles d’en haut, se trouve relégué dans un coin un tableau de Matsys représentant la Vierge et l’Enfant. Il est peu regardé des visiteurs, car ce n’est point pour voir Matsys que l’on vient à Amsterdam, et j’ai pensé bien souvent que le sort de ce tableau était en parfaite analogie avec les caractères du sujet et des personnages qu’il représente, violettes cachées dans l’ombre et exhalant leurs parfums dans la solitude. Cela est beau comme un Léonard avec la candeur en plus, et lorsque j’étais bien fatigué de contempler les très terrestres merveilles que l’on va admirer à la Trippenhuys, que j’étais las du tapage coloré du Banquet de la milice de Van der Helst, de la magie lumineuse de la Ronde de nuit de Rembrandt, comme après une longue course au milieu des poudreuses magnificences du soleil on va chercher l’ombre verdoyante, j’allais rafraîchir mes yeux dans une longue et immobile contemplation de la Vierge inaperçue de Matsys.

Tel est ce très grand artiste qui pour la plupart des Français ne représente guère encore aujourd’hui qu’un nom auquel on n’attache pas sa véritable importance, et dont M. Viardot, un des seuls critiques qui lui aient rendu justice, a pu dire avec vérité que l’idée qu’on en avait généralement était aussi fausse qu’incomplète. Solitaire fut sa grandeur durant sa vie, solitaire elle est encore aujourd’hui devant la postérité après plus de trois siècles. Les services qu’il rendit à l’art de son pays furent aussi nombreux que