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LA SERBIE AU XIX* SIÈCLE.


qu’il a fait), il va visiter le camp des hommes de la Schoumadia vers l’endroit où la Morava se jette dans le Danube, et il exhorte le voïvode Voulé Jlitch, commandant des troupes serbes, à garder ce poste jusqu’à la dernière extrémité ; le soir même, il est de retour à Belgrade, et le lendemain il franchit la frontière. Le prince des Serbes, emportant ses trésors et abandonnant son peuple à la merci des Turcs, est allé chercher un refuge en Autriche.

II.

Le prince Michel Obrenovitch III, celui-là même qui est tombé sous les balles des assassins le 10 juin 1868 dans le parc de Topchidéré, écrivait, il y a dix-huit ans, dans un curieux livre publié à Paris : « Si Kara-George n’avait pas fui, sa gloire serait sans tache et resplendirait dans les annales de la Serbie comme le soleil dans un ciel sans nuages[1]. » C’est le résumé de cette douloureuse histoire. Que la Serbie de 1813, livrée aux Turcs par le traité de Bucharest, enveloppée par toutes les forces de l’empire ottoman, ait dû succomber dans cette lutte inégale, qu’elle ait été forcée de se rendre, de mettre bas les armes, de plier de nouveau sous un joug exécré, la violence des événemens le voulait ainsi. Après tout, quelle que fût l’horreur de la catastrophe, elle laissait subsister des souvenirs de gloire qui aiguillonneraient un jour le désir d’une revanche. Un seul homme dans la nation serbe ne pouvait ni fuir ni se rendre, un seul était tellement lié par les souvenirs du passé et par les nécessités du présent qu’il n’avait pas le droit de compter sur les réparations de l’avenir. Son devoir était de se faire tuer. Kara-George, tombé sur le champ de bataille pour la défense du pays qui l’avait nommé prince, léguait un nom de plus à la tradition des Douschan et des Lazare ; une telle mort en 1813 était l’unique couronnement d’une telle vie. Quel malheur pour KaraGeorge, quel malheur aussi pour le peuple serbe, que le rude chef de bandes n’ait pas compris ce devoir ! Combien de tragédies, combien de haines, de fureurs, de représailles sanglantes eussent été épargnées à l’histoire de ce vaillant peuple, si le vainqueur de Mischar avait péri au bord de la Morava comme le prince Lazare à Kossovo ! Prononcées par le malheureux prince qui devait être la dernière victime de ces violences, les paroles que nous citions tout à l’heure acquièrent aujourd’hui un intérêt plus dramatique, et nous redisons avec lui, ajoutant à cette expression de son regret un

  1. Milosch Obrenovitch ou Coup d’œil sur l’histoire de la Serbie de 1813 à 1859, par le prince Michel Milosch Obrenovitch ; in-8o. Paris 1850.