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et les Oies du frère Philippe. Ajoutez une cheminée en encoignure, des encoignures partout avec mille brimborions luxueux, ici en évidence un encrier d’ambre envoyé par Frédéric de Prusse, et vous aurez l’aspect de ce boudoir où Emilie passait ses nuits à étudier et à commenter Newton.

Quant au portrait même de la dame du lieu, il a été fait plusieurs fois, et notamment par des plumes féminines, celle de Mme Du Deffand, celle de Mlle de Launay. Ce ne sont point là des esquisses flattées, et tout y est poussé au laid. A travers ces peintures perfides, nous pouvons nous représenter la marquise comme une femme grande et un peu raide, mais non sans élégance, ayant quelque chose de viril dans les allures, avec un goût très vif pour la parure et surtout pour les diamans, avide de tous les plaisirs, aimant le jeu plus encore que la géométrie, la danse au moins autant que la métaphysique[1], extrême d’ailleurs en tout, et ne connaissant guère de milieu entre l’attitude la plus sérieuse et la gaîté la plus bruyante. Mme Du Deffand ne manque pas de prétendre qu’Emilie, née sans goût et sans imagination, ne s’était faite géomètre que pour se singulariser et se donner une supériorité sur les autres femmes. « Sa science, dit-elle, est un problème difficile à résoudre; elle n’en parle que comme Sganarelle parlait latin, devant ceux qui ne le savaient pas. » En regard de ce jugement, il faut placer celui de Voltaire. « Elle joignait au goût de la gloire une simplicité qui ne l’accompagne pas toujours. Jamais personne ne fut si savante, et jamais personne ne mérita moins qu’on dît d’elle : c’est une femme savante. Elle ne parlait jamais de science qu’à ceux avec qui elle croyait s’instruire, et jamais elle ne parla pour se faire remarquer. Elle a vécu longtemps dans des sociétés où l’on ignorait ce qu’elle était, et elle ne prenait pas garde à cette ignorance. Les dames qui jouaient avec elle chez la reine étaient loin de se douter qu’elles fussent à côté du commentateur de Newton. On la prenait pour une personne ordinaire; seulement on s’étonnait de la rapidité et de la justesse avec laquelle on la voyait faire des comptes et terminer les différends. Dès qu’il y avait quelque combinaison à faire, la philosophe ne pouvait plus se cacher. Je l’ai vue un jour diviser neuf chiffres par neuf autres chiffres, de tête et sans aucun secours,

  1. On connaît les vers où Mme de Boufflers peignait la variété des goûts de Mme du Châtelet :

    Tout lui plaît, tout convient à son vaste génie,
    Les livres, les bijoux, les compas, les pompons,
    Les vers, les diamans, le biribi, l’optique,
    L’algèbre, les soupers, le latin, les jupons,
    Les grâces, l’opéra, le bal et la physique.