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verses races. Ce goût se retrouve chez les Persans et chez les autres Orientaux, à Ceylan, en Chine, au Japon. En Europe, on constate des faits de même nature. Avant de se passionner pour les tulipes, les Hollandais s’étaient occupés des pigeons, et on compte aujourd’hui en Angleterre de nombreux clubs d’éleveurs de ces mêmes oiseaux. Londres seul en a trois.

Quelle que soit l’idée qu’on se fasse des causes qui altèrent les formes animales, on ne sera pas surpris qu’une espèce adoptée ainsi par les hommes de loisir, de caprice et de mode présente de nombreuses variations. Aussi les races sont-elles fort nombreuses chez les pigeons. Darwin en compte cent cinquante, et déclare ne pas les connaître toutes. Nul pourtant mieux que lui n’est au courant de la question. Il l’a étudiée sous toutes ses faces. Non content de s’être affilié à deux des clubs de Londres, il a profité du retentissement de ses premiers écrits pour obtenir des colonies anglaises les plus éloignées des spécimens de races très diverses, et a formé ainsi une collection certainement unique dans le monde. Ces recherches, poursuivies pendant plusieurs années, ont permis à Darwin de préciser la nature et l’étendue des différences qui distinguent les races colombines. Elles montrent que ces différences ne s’arrêtent pas à la surface du corps et aux formes extérieures, mais qu’elles atteignent jusqu’au squelette. Je me borne à signaler les plus saillantes en laissant de côté les diverses nuances de coloration. La disposition des grandes plumes des ailes et de la queue change ; sur ce dernier point, le nombre varie de 12 à 42 ; le bec s’allonge, se courbe et se rétrécit, ou bien s’élargit et se raccourcit presque du simple au triple ; il est nu ou recouvert d’une énorme membrane comme boursouflée ; les pieds sont grands et grossiers ou petits et délicats ; le crâne entier présente d’une race à l’autre dans ses contours généraux, dans les proportions et les rapports réciproques des os, des variations qui frappent au premier coup d’œil ; ces mêmes rapports se modifient si bien pour l’ensemble du squelette, que dans la station et la marche le corps est tantôt presque horizontal, tantôt à peu près exactement vertical ; les côtes sont deux et trois fois plus larges dans certaines races que dans d’autres, qui semblent en revanche perdre un de ces arcs osseux ; le nombre des vertèbres varie dans les deux régions postérieures du corps. En résumé, l’importance de ces différences est telle que, si l’on eût trouvé à l’état sauvage et vivant en liberté la plupart des races de pigeons, les ornithologistes n’auraient certainement pas hésité à les considérer comme autant d’espèces séparées devant prendre place dans plusieurs genres distincts.

En présence de faits aussi nets, le grand problème que soulèvent toutes nos espèces domestiques avec leur cortège de races et de