Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/294

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autre objet. Il s’agissait de la réorganisation de l’armée et des fortifications d’Anvers. J’ai été, avec bien d’autres, porté à croire que, si l’existence de la Belgique devait jamais être menacée, son sort se déciderait, comme autrefois, sur les champs de bataille européens et non d’après l’issue d’un siège même très prolongé ; mais quand on voit un prince aussi calme, aussi clairvoyant et connaissant en outre tant de particularités que nous ignorons, apporter dans la poursuite d’un dessein une ardeur si inusitée, il est difficile d’admettre qu’il n’ait pas eu de sérieuses raisons pour le faire. Ces raisons, quelles sont-elles ? Les documens publiés jusqu’à présent ne nous offrent sur ce point que des indications très incomplètes. Nous essaierons néanmoins d’établir l’enchaînement d’idées qui a déterminé la conduite du roi Léopold dans cette circonstance.

Tant qu’il ne s’agissait que des débats entre libéraux et catholiques, il laissait aux partis le soin de régler ces querelles de ménage ; mais, dès que l’existence même de la Belgique était en jeu, il sortait de son indifférence un peu dédaigneuse : l’homme d’état européen se mettait à l’œuvre, car l’équilibre de l’Europe se trouvait engagé dans la question. De l’activité extraordinaire que Léopold a déployée au sujet de l’armement d’Anvers on peut donc conclure qu’à ses yeux l’intérêt général s’y rattachait. On a dit que ces fortifications avaient été élevées pour parer à un danger pressant du côté de la France. Ce que nous connaissons de la correspondance intime du roi prouve le contraire. Il s’y loue à diverses reprises de la bienveillance « du puissant voisin[1]. » Seulement il croyait à l’imminence de vastes et redoutables complications, où les sentimens particuliers des souverains sont dominés par la nécessité des situations. Les craintes du roi pour l’avenir de l’Europe dataient de la guerre de Crimée, qu’il avait vue avec un vif regret. « L’avenir peut devenir encore très grave, écrivait-il dès cette époque. Il est difficile que les complications actuelles ne soient pas suivies par des luttes plus sérieuses. » Ses traditions de tory lui faisaient considérer

  1. Les paroles publiques des ministres français ont toujours été conformes aux manifestations privées de l’empereur Napoléon, dont le roi Léopold se loue dans sa correspondance. Dans une dépêche adressée le 19 mars 1860 à M. de Persigny, alors ambassadeur de France à Londres, M. Thouvenel écrivait les paroles suivantes : « La Belgique s’est formée, et sa neutralité, reconnue par l’Europe, couvre depuis lors toute la partie de notre frontière qui se trouvait précisément la plus exposée, et pour laquelle la France pouvait nourrir de légitimes inquiétudes. En un mot, ce que les traités de 1815 présentaient de menaçant pour nous dans le nord n’est plus qu’un souvenir relégué dans l’histoire par la conférence de Londres. Nous n’avons plus de ce côté aucune espèce de garantie à réclamer. » Sans doute il y aurait une impardonnable et par trop enfantine naïveté à se fier aux paroles des diplomates ou même des souverain, mais quand elles expriment un fait, c’est de celui-ci et non des paroles qu’on tient compte.