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encore mis le pied dans aucune école, et ne connaissait de son art que ce que lui avait enseigné un certain Prinetti de Novare, physionomie pittoresque qu’on dirait échappée des mémoires de Benvenuto, claveciniste de son état, et par occasion fabricant de liqueurs qu’il absorbait au lieu de les vendre, du reste n’ayant jamais su ce que c’était qu’un lit, dormant dans son manteau à la belle étoile et debout, appuyé contre une arcade.

Avant d’aborder le lycée de Bologne et le padre Mattei, duquel il reçut, après des études très sommaires, le brevet de maestro, combien d’étapes parcourues, dévorées : leçons de solfège, de basse chiffrée et leçons de chant ! Un moment en effet, le fils du trompette de Pesaro, tenté par la superbe destinée des virtuoses, s’était demandé si, plutôt que de croquer misérablement des notes pour un peu de gloire, il ne vaudrait pas mieux s’enrichir tout de suite en exploitant sa belle voix. Rossini, on le sait, ne fut jamais indifférent à la question d’argent, et souvent ceux qui l’approchaient l’entendirent s’indigner à l’idée que l’œuvre entière de Beethoven n’eût pas rapporté à son auteur la moitié de ce que tel ténor ou tel baryton gagne dans son année. Étant donnée cette nature méridionale, moins spéculative au demeurant que spéculante, il fallut, nous pouvons le dire aujourd’hui, une bien grande force de vocation pour l’empêcher de dévier. Tancredi vaut à son auteur 500 francs, et lorsqu’à Venise il touche pour Semiramide une somme de 5,000 francs, le public se révolte et fait chorus avec les gens du théâtre pour crier au scandale. Il y a donc de ces lois d’organisme auxquelles on n’échappe pas. Ce génie qui, dès cette époque, gouvernait déjà l’adulte inconscient, et le forçait à se décider pour une carrière pleine de hasards, quand il en pouvait choisir une pleine de profits immédiats, cette puissance démoniaque se faisait jour par toutes les issues, et dans cette incessante fièvre de productivité le beau, le médiocre et le pire naissent à l’envi sous sa plume. Chose caractéristique que cette absence de discernement qui du reste se laisse voir chez lui jusqu’à la fin ! Ses meilleures inspirations ne lui coûtent pas plus que les mauvaises ; c’est un des traits particuliers de ce génie aussi abondant, aussi riche, que dépourvu de facultés esthétiques, de se donner sans réfléchir, sans compter. « Il en faut pour tous les goûts, » disait-il vers sa fin, quand on se permettait d’articuler une objection, car cet olympien imperturbable en ses théories, et qui si volontiers vous prêchait ex cathedra le mépris de ses propres richesses, avait à l’endroit de telle minime composition récente des susceptibilités de simple mortel. Nous n’en sommes encore qu’aux exigences de sa période de jeunesse. Quidquid tentabam scribere versus erat ! Le don était en effet dans sa nature, mais