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des Sciences un mémoire intitulé : Doutes sur la mesure des forces motrices et sur leur nature. Ce mémoire peut prendre rang après les Élémens et l’Essai sur le feu ; c’est la troisième des œuvres sorties du laboratoire de Cirey, si on les classe d’après l’importance. Cette question de la mesure de la force était depuis longtemps à l’ordre du jour et partageait le monde savant. Les uns prétendaient qu’on doit estimer la force par la quantité de mouvement qui est dans les corps, et qui est le produit de la masse par la vitesse ; les autres soutenaient qu’il faut la mesurer par la force vive, qui est le produit de la masse par le carré de la vitesse. Descartes s’était servi le premier de cette notion de la quantité de mouvement. « Je tiens, disait-il, qu’il y a une certaine quantité de mouvement dans toute matière créée qui n’augmente et ne diminue jamais, et ainsi, lorsqu’un corps en fait mouvoir un autre, il perd autant de mouvement qu’il en donne, comme lorsqu’une pierre tombe de haut contre la terre, si elle ne retourne pas et qu’elle s’arrête, je conçois que cela vient de ce qu’elle ébranle cette terre et ainsi lui transfère tout son mouvement. » Pour Descartes, la force se trouvait déterminée par la quantité de mouvement qu’elle communique à un corps. Newton s’en était tenu à cette manière de voir, et avec lui ses principaux disciples, Clarke par exemple ; mais Leibniz vint présenter la question sous un nouvel aspect. Ayant introduit dans la science la notion de la force vive telle que nous la définissions tout à l’heure, il montra qu’elle donne la mesure de l’effet, du travail mécanique qu’un corps peut produire, et il déclara que c’était là, non ailleurs, qu’il fallait chercher la véritable estimation de la force. Une longue controverse s’engagea au sujet de la doctrine de Leibniz entre les savans de l’Europe entière. Cette question était une de celles qui étaient le plus souvent agitées dans le petit cénacle de Cirey. Mme du Châtelet avait été convertie aux idées de Leibniz par un mathématicien suisse nommé Kœnig ; elle se prononçait pour la force vive ; Clairaut et Maupertuis étaient dans le même camp. Voltaire tenait pour la quantité de mouvement ; une fois par hasard il suivait l’étendard de Descartes. Il est vrai qu’en cette circonstance Descartes et Newton se trouvaient du même côté.

Il nous serait difficile d’entrer dans le détail des argumens qu’on présentait de part et d’autre ; nous pouvons du moins Indiquer d’une façon sommaire, par un exemple familier, comment la question se posait. On jette une balle en l’air en lui imprimant une certaine vitesse ; la balle monte à dix pieds, — parlons par pieds, puisque nous sommes en plein XVIIIe siècle. On jette de nouveau la balle en lui imprimant une vitesse double. À quelle hauteur montera-t-elle ? Ira-t-elle au double, à vingt pieds ? Non, elle montera