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sacrés, quelle que fût la hardiesse des situations, le spectateur était toujours rassuré d’avance ; les luttes que Hrosvita faisait représenter par les religieuses de Gandersheim avec une passion si candide, avec une témérité si ingénue, c’étaient les luttes de la vieille société païenne et de la doctrine libératrice ; la victoire de la loi de pardon, sous une forme ou une autre, était le dénoûment obligé. Dans les temps modernes, et particulièrement pour le théâtre de nos jours, le cadre du drame est bien différent ; ce n’est plus la religion, c’est l’amour qui se charge de réhabiliter la pécheresse. Y réussira-t-il ? Et, s’il y réussit dans l’ordre de la conscience, réussira-t-il également aux yeux du monde ? La société voudra-t-elle admettre et consacrer cette réhabilitation ? Les hommes seront-ils aussi démens que le dieu de la grâce ? Les hommes voudront-ils égaler cette divine miséricorde ? Supposez qu’ils le veuillent, le pourront-ils ? N’est-ce pas là une tâche au-dessus de leurs forces ? N’y a-t-il pas des choses qui ne sont possibles que dans une vie supérieure à nos misères ? Et ceux qui osent tenter cette aventure ne sont-ils pas condamnés fatalement à se briser contre une loi d’airain ? Ce sont précisément ces doutes, ces craintes, tous ces problèmes de l’ordre moral le plus haut, qui font le tragique intérêt du drame de M. Pailleron. Bien des écrivains, depuis la Marion Delorme de M. Victor Hugo, ont traité ce sujet de la fille perdue qui se relève par un amour vrai et désintéressé ; l’originalité de l’œuvre nouvelle si vivement applaudie au Théâtre-Français, c’est que tout cela se passe dans l’ordre moral, c’est que les questions les plus graves y sont résolument attaquées, c’est que chacun des personnages y est pleinement dans son rôle, c’est que les sentimens contraires y luttent avec une loyale franchise, c’est enfin que la passion y éclate et que la raison y triomphe. Les témérités du poète tournent donc en définitive au bénéfice du drame, et tout est bien qui finit bien.

Esther est une abandonnée, comme elle se nomme elle-même, une fille du mal, une de ces pauvres créatures qui, sans mère, sans guide, livrées dès l’enfance aux mauvais hasards de la vie, semblent condamnées à être la proie du minotaure dans nos villes dépravées. Il y avait pourtant en elle des instincts d’honneur et de vertu. Qu’une circonstance heureuse lui vienne en aide, qu’une main amie lui soit tendue, elle se relèvera naturellement. Un jour qu’elle est insultée dans la rue, un jeune homme qui passe prend sa défense et la reconduit chez elle. Pauvre abandonnée ! cette visite, c’est pour elle la visite de Paphnuce chez Thaïs, c’est l’arrivée de Narcisse chez la courtisane d’Augsbourg. Esther aussi, comme dans ces vieilles légendes, éprouve tout à coup des sentimens qu’elle ne soupçonnait point ; elle a honte de son passé, une vie nouvelle l’attire et l’enchante. Quelle vie ? Une vie meilleure sans doute et relativement honnête, mais bien irrégulière encore. Nous ne sommes plus au temps des pénitences sublimes. N’est-ce pas déjà beaucoup pour la malheureuse créature de se rattacher à un amour désintéressé ? Le sauveur que lui a