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soit là comme une orpheline, comme la fille d’une amie à qui vous aurez donné asile, vous la jugerez, vous l’aimerez…— Qu’oses-tu dire ? Cette fille dans ma maison, à mon foyer, auprès de ta cousine, auprès de cette fleur d’innocence et de grâce que je te destinais ! » Certes la résistance est juste, l’idée est révoltante ; mais que faire contre la passion, contre une passion que soutient l’idée du devoir ? Armand est persuadé qu’il rachète une âme. Son exaltation ne lui permet pas de céder. Entre sa mère et la malheureuse que son abandon peut rejeter dans le vice, il n’hésitera point. C’est alors que la mère, éperdue, désespérée, comptant bien d’ailleurs sur le résultat de l’épreuve, laisse échapper ce cri : « Eh bien ! amène-la. » Il n’y a guère au théâtre de situation plus hardie, plus risquée, plus difficile à faire admettre ; telle est pourtant l’ardeur des passions aux prises, telle est la franchise et la loyauté de la lutte que les applaudissemens ont éclaté. Grâce à tout ce qui précède, cette résolution, qu’on pourra blâmer de sang-froid, s’impose ici comme une nécessité ; c’est une de ces crises inévitables qui bravent la discussion. Le cri soudain amène-la serait volontiers sorti de toutes les bouches.

La mère a eu raison en définitive. L’épreuve est terrible pour la malheureuse Esther. Voyez-la dans ce foyer sans tache, auprès de la mère si durement éprouvée, auprès de cette gracieuse Aline qui devait être l’épouse d’Armand. Confuse, honteuse, elle sent bien que sa place n’est point là. En vain Armand s’efforce-t-il de la rassurer, en vain elle-même essaierait-elle de reprendre courage en se souvenant de ce qu’elle a fait depuis deux ans pour racheter son passé, pour effacer des dates maudites ; à chaque instant, un mot, un regard, lui rappellent des vérités qui l’accablent. Elle est trop noble de cœur pour se persuader jamais que son repentir puisse égaler l’innocence perdue à moins d’une expiation plus haute et d’un sacrifice héroïque. Qu’est-ce donc que cette réparation dont elle se fait honneur ? Presque rien auprès de ce qu’elle doit accomplir. Il y a là deux scènes dont le contraste violent fait éclater coup sur coup les sentimens qui la torturent. Si le frère d’Aline, qui reconnaît en elle la maîtresse d’Armand, lui annonce brutalement que sa sœur ne peut rester sous le même toit, et que l’une des deux doit partir, avec quel désespoir elle s’écrie, se sentant devinée : « Mais cela se voit donc ! » et en même temps, avec quel juste orgueil elle se relève sous l’outrage et se décide à rester ! Oui, je reste, dit-elle. Elle reste, car elle a conscience de son repentir, de son désintéressement, de la pureté de son amour, elle sait que l’amour d’Armand est son salut, et renoncer à la continuation de l’épreuve, ce serait s’abandonner lâchement. Des coups plus terribles vont bouleverser son âme. Aline arrive, naïve, ingénue, charmante, et, tout en grondant la pauvre étrangère sur sa tristesse, que rien ne peut dissiper, elle lui dit qu’elle a pénétré son secret. « Vous êtes triste parce que ma tante ne veut pas que vous épousiez Armand. » Et elle la console,